Foreword–It is not yet Midnight in the Century
Avant-propos – Il n’est pas encore minuit dans le siècle
Le nouveau cycle annuel de la Chaire « Grands enjeux stratégiques contemporains » marque le franchissement symbolique du cap décennal de nos conférences. Depuis dix ans le débat stratégique sur les questions de défense en France a connu un essor important. Elles y ont sans conteste utilement contribué.
À la création de la Chaire, un premier but était de mieux ancrer les études stratégiques et de défense à Paris 1 et plus largement, d’assurer leur visibilité au sein du paysage universitaire de notre pays. Un deuxième objectif était de promouvoir les études stratégiques françaises en favorisant les échanges entre les instituts ou centres de recherche, et les laboratoires universitaires. La Chaire avait également pour mission de nouer des liens avec de nombreuses universités aux quatre coins du monde en faisant intervenir dans son programme de cours, de séminaires et de colloques des spécialistes et des experts étrangers de rang international.
Ces trois ambitions ont été atteintes et demeurent le cœur de nos projets futurs. J’identifie trois priorités pour la Chaire Grands enjeux à l’aube de sa deuxième décennie. Tout d’abord, nous devons pérenniser nos activités d’enseignement et de recherche, en particulier par notre apport aux Sorbonne War Studies de Paris 1. Ensuite, nous devons favoriser un passage de relais à une nouvelle génération de docteurs et postdoctorants en contribuant à la diffusion de leurs réflexions et de leurs travaux. Enfin, si les moyens le permettent, il nous faut contribuer plus encore au rayonnement de la pensée stratégique française en organisant chaque année une journée d’étude dans une université étrangère partenaire.
En créant la Chaire « Grands enjeux stratégiques contemporains » au début des années 2010, j’avais le sentiment que la période d’insouciance stratégique post -guerre froide était en passe de s’achever, que de nouveau, hélas, il allait falloir prendre la guerre au sérieux. Les interventions humanitaires des années 1990 avaient laissé la place aux opérations sécuritaires qui, de l’Afghanistan à l’Irak en passant par le Mali, pavaient la voie d’un retour de la guerre entre États et aux confrontations de puissances. Désormais, nous y sommes ! S’Il est minuit dans le siècle comme le pense Edgar Morin (1) qui emprunte sa formule au titre du livre de Victor Serge publié en 1939, il me semble plus que jamais nécessaire de nourrir les réflexions sur les menaces qui pèsent sur notre monde.
On cherche toujours dans le passé des repères. Sommes-nous, comme dans les années 1910, à la veille du choc des empires ou, comme dans les années 1930, en proie à la montée de totalitarismes agressifs contre les nations démocratiques ou encore, comme dans les années 1950, au début d’une nouvelle forme de guerre froide (2) ? Sans doute un composé des trois moins clair à élucider. Les comparaisons sont de toute façon toujours problématiques.
À l’échelle mondiale, la guerre d’Ukraine et le conflit israélo-palestinien ont, d’ores et déjà, « exprimé » une partie de leurs effets, confirmant un réaménagement à l’œuvre depuis quelques années du système international. Des réseaux de solidarités géopolitiques et de coopérations économiques se relâchent ou se défont, d’autres se mettent en place. Depuis une décennie le réarmement est global. À la suite du retrait américain d’Afghanistan (2021), qui symboliquement en attestait déjà, les guerres d’Ukraine (2022) et de Gaza (2023) montrent que l’ordre mondial de l’après-guerre froide est définitivement révoqué. La guerre dans ce contexte est redevenue, au cours de ces dix dernières années, presque « benoîtement », et en tout cas sans s’embarrasser de préalables juridiques ou de précautions humanitaires, une solution comme une autre pour de nombreuses puissances.
Il est donc urgent de dégager de nouvelles voies stabilisatrices pour la sécurité mondiale. Ce qui suppose de mieux régler la mondialisation qui, sous l’effet d’une sorte de maladie auto-immune, est en train de connaître une sorte d’involution. On constate malheureusement une tendance à la fragmentation de l’économie mondiale et des aires géopolitiques, quand les défis pour l’humanité, qu’ils soient climatiques, sanitaires, migratoires ou sécuritaires sont planétaires et doivent donc être relevés en commun. Tout cela supposerait une vision d’ensemble et la coopération de tous. C’est une caricature, de surcroît dangereuse, que d’opposer sommairement un « Occident collectif » qui ne saurait d’ailleurs à quel Saint se vouer demain si Donald Trump revenait au pouvoir et un « Sud global » bien improbable. En amalgamant et en massifiant les antagonismes, on n’a aucune chance de les régler.
Partant de ces constats, c’est à une vision lucide des relations internationales, évitant les approches réductionnistes et se tenant au plus près des conflits en cours, que le cycle de conférences 2024 intitulé « Confrontations et recompositions stratégiques » a entendu contribuer. Il a ainsi permis d’écouter les analyses et les points de vue du général Thierry Burkhard, d’Elie Barnavi, d’Ulricke Franke, de Barbara Kunz, de G. John Ikenberry, de Mehran Kamrava, de Nobumasa Akiyama, de John Bew, de Gustav Gressel et de Rose Gottemoeller dont la teneur, pour l’essentiel, se trouve reprise dans ce numéro de la RDN. À les lire, il n’est pas encore minuit dans le siècle, mais le soir est déjà tombé.
13 mai 2024
(1) Edgar Morin commence ainsi une tribune dans le journal Le Monde du 22 janvier 2022. « Il est minuit dans le siècle » est aussi le titre qu’il a choisi pour un recueil d’essais à paraître en juin 2024 aux éditions de l’Aube.
(2) Comme s’interroge Bruno Tertrais dans La Guerre des mondes : Le retour de la géopolitique et le choc des empires, L’Observatoire, 2023.