Discours du Premier ministre lors de la séance d'ouverture de la 35e session de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN) le 20 septembre 1982.
Vers un nouveau modèle d'armée
C’est la seconde fois que j’ai l’honneur de présider la séance d’ouverture de l’Institut des Hautes Études de Défense Nationale. J’entends en effet rester fidèle à la tradition de votre Institut. Le Chef du gouvernement est responsable de la Défense Nationale. J’attache à cet aspect de ma charge toute l’importance qu’elle mérite. Il est donc naturel que je vienne faire le point avec vous.
Depuis de nombreuses années, l’IHEDN se consacre à étudier, de manière approfondie, la politique de défense de la France. Venant d’horizons et de secteurs professionnels très différents, rassemblés pour plusieurs mois, vous allez prendre le relais de vos anciens et réfléchir en commun, en toute liberté de pensée et d’expression, aux questions, graves et difficiles que se posent nos concitoyens sur leur sécurité prise au sens le plus large du terme. Vous pourrez ainsi faire progresser nos conceptions en matière de défense et, ayant pris conscience des responsabilités qui seront les vôtres, jouer ensuite un rôle primordial dans la défense de notre pays.
Vous constaterez, cette année encore, qu’un soin particulier a été apporté à la composition de votre assemblée de manière à ouvrir davantage l’éventail socio-professionnel des auditeurs. Cet élargissement du recrutement doit permettre de faire pénétrer l’esprit de défense dans des milieux encore peu sensibilisés à cette préoccupation. Dans le cadre de la politique de décentralisation menée par le gouvernement, le rôle des sessions régionales a encore été accru et leur nombre a été augmenté.
Je souhaite que vos réflexions soient fécondes, tant pour votre enrichissement personnel que pour celui de notre pays et pour la paix dans le monde.
La sécurité de la cité tient moins à la solidité de ses fortifications qu’à la fermeté d’esprit des citoyens. Ou, pour parler un langage plus moderne, je dirais que les moyens de la dissuasion valent en définitive par l’esprit de défense qui anime la communauté.
Mais pour pouvoir se mobiliser, il faut qu’une société soit unie et rassemblée. Tel ne peut être le cas d’une société qui accepte qu’une partie de la population en âge de travailler soit réduite à végéter sans activité productrice. Si le citoyen a des devoirs à l’égard de la collectivité nationale, celle-ci a, en contrepartie, des obligations envers lui : elle est tenue, par exemple, de permettre l’exercice du droit au travail. Le chômage est la plus profonde des inégalités. Il conduit inévitablement une société à la division.
Pour se manifester pleinement, l’esprit de défense suppose le sentiment d’appartenance à la communauté nationale, une appartenance renforcée par la réduction des tensions et des inégalités sociales. Il présume également l’amélioration de l’enseignement de défense à tous les niveaux, le développement du potentiel économique de la nation, l’autonomie de sa technologie et la stabilité de ses ressources en énergies et en matières premières.
Au moment où vous allez commencer vos travaux, je me propose d’analyser avec vous le bilan et les réalisations de l’année écoulée et de vous communiquer le fruit des réflexions gouvernementales sur la place de la France dans les relations internationales. J’essaierai ensuite de satisfaire votre curiosité en précisant les termes dans lesquels se pose la question du service national.
Je mettrai, dans la seconde partie de mon exposé, l’accent sur un certain nombre de sujets qui sont actuellement sources de débats et sur lesquels vous réfléchirez cette année. Ces réflexions portent sur trois thèmes : le désarmement et le pacifisme, le concept stratégique français, la protection des populations.
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I
L’an dernier, ici même, j’ai réaffirmé la permanence de notre concept de dissuasion. Depuis, certaines interrogations dans le domaine des programmes d’équipement de nos forces nucléaires ont été levées.
La crédibilité de notre dissuasion repose en effet, non seulement sur la perception qu’a l’adversaire de notre volonté de nous défendre, mais aussi sur la gamme et la nature des options dont nous disposons pour le faire. Ces options concernent autant le domaine du nucléaire stratégique que celui du nucléaire tactique.
Pour traduire la volonté de poursuivre la modernisation de nos forces nucléaires, certaines décisions ont d’ores et déjà été prises.
En premier lieu, le Président de la République a annoncé que la force océanique stratégique serait complétée par un septième sous-marin nucléaire lanceur d’engins. Il sera mis en service au milieu de la prochaine décennie. Ce SNLE, d’une technologie entièrement nouvelle, dont les qualités de silence constitueront la parade indispensable à l’évolution de la menace anti-sous-marine, sera capable de lancer un missile nouveau, successeur de notre futur M4. Cet ensemble consacrera la prééminence de la composante océanique des forces stratégiques.
Cette décision renforce la capacité dissuasive de nos forces en valorisant notre capacité de frappe en second. Le but de cette frappe est, vous le savez, de sanctuariser le territoire national. Avec cinq SNLE opérationnels — c’est-à-dire non compris les sous-marins en refonte ou en grand carénage —. nous aurons en permanence trois sous-marins à la mer.
Je rappelle par ailleurs, qu’avec la mise en service en 1985 du missile M4, qui porte à 4 000 km plusieurs ogives durcies, la puissance de frappe des sous-marins sera nettement accrue et leur allonge notablement améliorée.
La seconde décision concerne le lancement du programme « Astarté ». Ce système, constitué par des avions Transall, équipés de moyens de transmissions leur permettant, d’une part, d’atteindre les SNLE et, d’autre part, de se raccorder à un réseau maillé à terre, perfectionnera encore la sécurité de la transmission des ordres.
Le principe d’une nouvelle composante sol-sol balistique mobile a été également approuvé. Le système SX sera mis en service au cours de la prochaine décennie. Les études sont en cours.
La nécessité de remplacer le Pluton par un système Hadès a été confirmée. Les études concernant le programme continuent. Ce système devra avoir un effet militaire suffisamment significatif pour être crédible comme ultime avertissement. Il assurera au gouvernement le délai nécessaire à la décision d’user éventuellement de la riposte stratégique. Ses caractéristiques devraient permettre une nette amélioration, par rapport au Pluton, et ce dans trois domaines :
— la souplesse d’emploi,
— l’efficacité militaire,
— la facilité de mise en œuvre.
Les réflexions concernant l’arme à rayonnement renforcé sont poursuivies. Cette arme, nucléaire par excellence, permettrait de réduire les destructions des infrastructures nécessaires à la manœuvre des forces. Il est donc concevable qu’elle prenne place dans notre potentiel dissuasif. Mais aucune décision n’est encore arrêtée. Nous n’en sommes qu’à la période de mise au point de cette arme.
Cette modernisation et ce renforcement de notre potentiel n’impliquent en rien une transformation de la stratégie anti-cités. Elle demeure le fondement implacable mais inéluctable de la dissuasion du faible au fort. Nos décisions visent en effet essentiellement à maintenir et à développer la crédibilité de notre dissuasion.
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Le devenir des armées dépend toutefois de l’effort financier consenti par la nation. Je voudrais donc examiner avec vous la situation financière actuelle de la Défense et les perspectives d’avenir de la programmation militaire.
Le projet de budget qui sera prochainement débattu au parlement exprime une triple volonté du gouvernement : rigueur, dynamisme et solidarité. La rigueur suppose, bien évidemment, une progression des dépenses publiques en accord avec l’évolution de la richesse nationale. Dans cet esprit, la part de la Défense sera maintenue à 3,895 % du PIB marchand. Dans la période économique difficile que nous traversons, il est normal que le ministère de la Défense s’associe à l’effort de rigueur budgétaire que s’impose l’ensemble de la nation.
L’essentiel des économies portera sur le fonctionnement quotidien, afin de préserver au maximum les plans d’équipement. Le montant des autorisations de programme atteint 78 443 millions de francs.
Le montant, en crédits de paiement, des dépenses d’équipement créatrices d’emploi et des dépenses de fonctionnement relatives aux personnels représente 46 % du budget de la Défense. Ces dépenses permettront d’employer plus d’un million de personnes.
L’enveloppe nucléaire, en progression de 24,6 %, témoigne une fois encore de la priorité accordée au développement de la force océanique stratégique.
L’effort en faveur de la sécurité, commencé en 1982, sera poursuivi en 1983 et se traduit, notamment, par une augmentation des personnels de la Gendarmerie Nationale.
Dans le cadre des hypothèses économiques retenues par le Gouvernement, une étude est en cours au ministère de la Défense pour préparer la nouvelle loi de planification militaire, qui s’étendra sur cinq années, de 1984 à 1988.
En dépit des difficultés du moment, l’effort consenti par la France au profit de sa défense doit être et sera maintenu.
Cette volonté, dont nul ne doit douter, le parlement aura la possibilité de l’exprimer à son tour lors du vote de la nouvelle loi de planification militaire. Cette loi repose, avant tout, sur la définition des missions de défense confiées aux armées et des moyens financiers consacrés à cette fin. Elle indique les personnels, les matériels et les installations nécessaires, ainsi que les actions à entreprendre en matière d’instruction, d’entraînement ou de conditions de vie pour atteindre les objectifs fixés.
Elle constitue donc un excellent outil de travail pour élaborer un modèle d’armée cohérent. Parmi les idées maîtresses de cette programmation, j’insisterai sur les trois points suivants :
1) poursuite de l’effort financier au service de la dissuasion nucléaire ; des dépenses élevées, en raison des techniques nouvelles, sont indispensables au maintien de notre niveau qualitatif face à nos adversaires potentiels (dans le domaine de la détection et de la pénétration notamment) ;
2) respect du principe d’une programmation globale ; ce choix présente l’avantage d’offrir des garanties tant pour la capacité industrielle d’équipement des armées que pour l’entraînement et l’instruction des forces ;
3) recherche d’une plus grande cohérence des travaux de la planification militaire avec ceux qui sont effectués dans le cadre de la préparation du IXe Plan.
Notre capacité de dissuasion continuera donc à être développée. En tant que Premier ministre, je veillerai à ce que les crédits consacrés à nos armées soient parfaitement utilisés.
Je ne peux terminer ce bilan des décisions prises par le Gouvernement depuis une année sans attirer votre attention sur la question de l’utilisation de l’espace à des fins militaires.
Au cours de la précédente décennie, l’utilisation des satellites est passée d’une phase de recherche et de développement au stade des applications. Les pays européens, et la France en particulier, ont acquis une place très estimable dans le domaine de l’utilisation civile de l’espace, qu’il s’agisse des satellites ou des lanceurs, et ce en dépit de l’échec du dernier lancement d’Ariane.
Aux États-Unis et en URSS, les utilisations militaires de l’espace sont aujourd’hui plus importantes que les applications civiles : elles couvrent principalement les télécommunications et l’observation de la terre à haute résolution. Les satellites, comme vous le savez, permettent d’établir des liaisons sûres et de bonne qualité entre des points éloignés du globe, ce qui explique que 70 pour cent des communications des armées américaines utilisent le moyen spatial. D’autres applications militaires existent — navigation, alerte avancée — ou existeront peut-être.
En France, la perspective de cette utilisation militaire s’ouvre maintenant. Le satellite Telecom 1 consacrera à partir de 1984 une partie de sa mission au profit des armées.
Dans un avenir plus lointain, il est envisageable que les États européens se dotent en commun de moyens d’observation encore plus performants. Ainsi, par une information collective sur les menaces qui seraient susceptibles de les viser, ils préserveraient leur indépendance nationale et permettraient la gestion des crises en temps réel. Dans la perspective d’un contrôle du désarmement, ils constitueraient un atout pour l’Europe entre les deux superpuissances. Ils conforteraient en outre la France dans sa situation de troisième puissance spatiale mondiale.
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Avant de conclure cette première partie, je voudrais vous rappeler que la défense ne peut être conduite du seul point de vue militaire. Elle doit être globale comme la menace. Elle exige la protection des intérêts vitaux du pays.
Je ne m’étendrai pas sur le souci permanent du gouvernement de renforcer l’indépendance nationale dans le domaine économique. Les décisions prises face aux mesures d’embargo américaines le prouvent. Cette situation nous montre la nécessité d’un effort de longue haleine pour acquérir la maîtrise des technologies indispensables au renforcement de notre position sur le marché international.
Notre volonté de réduire les importations, là où la production nationale peut être rendue compétitive, procède du même objectif. C’est pourquoi le Gouvernement a décidé d’accorder la priorité au développement de nos capacités de recherche dans tous les domaines.
Mais l’activité du pays ne dépend pas uniquement de notre maîtrise des problèmes technologiques. Elle dépend aussi fortement de nos approvisionnements énergétiques. J’ai déjà dit, en d’autres occasions, la volonté du Gouvernement de diversifier ses approvisionnements en énergie. La politique de maîtrise de l’énergie, le programme nucléaire, le renouveau du charbon, les recherches pétrolières en Europe du nord, en Afrique, en Extrême-Orient et en Amérique, nos nouveaux contrats d’achat de gaz, le développement des énergies nouvelles sont les axes de la politique engagée en vue de réduire notre dépendance énergétique.
Pendant plusieurs années encore notre position restera fragile, pour l’énergie comme pour les matières premières. La préparation de la défense du pays oblige donc à envisager l’éventualité d’une crise pétrolière qui réduirait brutalement nos approvisionnements ou d’une menace directe sur les voies maritimes qu’empruntent pétroliers, méthaniers et minéraliers. Un plan de crise existe pour organiser la répartition d’une telle pénurie. J’ai demandé aux divers départements ministériels concernés d’en organiser l’application détaillée en y associant les responsables et élus locaux dans l’esprit de la décentralisation voulue par le gouvernement.
La politique de la France se déploie, vous le voyez, dans un contexte international difficile. Au milieu des crises et des conflits, notre politique se caractérise par trois options fondamentales :
1) l’affirmation de l’indépendance nationale,
2) l’attachement à nos engagements internationaux et à nos alliances,
3) la recherche de la paix par la promotion d’une solidarité internationale.
L’indépendance nationale demeure un des piliers de notre politique de défense. Elle est basée sur la liberté totale de décision d’emploi de nos forces, sur la souveraineté des choix et des intentions en matière militaire et sur l’autonomie de la dissuasion nucléaire.
La France demeure fidèle à ses alliés et entend rester un membre loyal de l’Alliance atlantique, sans revenir cependant dans l’organisation militaire intégrée. Car, s’il est nécessaire que nos forces soient capables d’agir avec les alliés, nous devons rester en deçà d’un engagement permanent qui pourrait nous entraîner à subir une stratégie qui ne serait pas la nôtre, par exemple à participer contre notre gré à une quelconque « bataille de l’avant ».
La France estime d’ailleurs qu’un nouvel examen de certaines clauses du traité de l’Atlantique Nord devrait être envisagé afin de l’adapter aux circonstances présentes.
La France est en Europe. Nous sommes attachés par des liens historiques aux autres nations européennes, nos relations économiques avec les pays de la Communauté sont denses, nos intérêts vitaux se trouvent sur le continent.
Nous sommes donc concernés directement par la sécurité de nos voisins et je veux, à ce propos, rappeler ce que j’ai dit lors de la séance d’ouverture de la précédente session de l’Institut : « L’agression contre la France ne commence pas seulement lorsqu’un ennemi pénètre sur le territoire national ».
Nous voulons promouvoir la construction européenne. L’effort que nous accomplissons pour assurer par nous-mêmes notre sécurité n’est pas un obstacle à cette construction, bien au contraire. Nous estimons, d’ailleurs, qu’aucun des pays européens de l’Alliance atlantique n’est dispensé de la tâche de concevoir, chacun à sa façon, sa propre sécurité et de mener son propre effort. Car il n’y aura jamais de véritable protection de l’Europe si les Européens ne l’assurent pas d’abord eux-mêmes.
La voix des Européens, qui fait bien souvent défaut dans le concert international, ne pourra peser sur le cours des événements que si elle devient l’expression d’une volonté commune, à commencer par la volonté d’assurer leur propre défense.
Nous devons savoir que la paix ne peut être le résultat de la faiblesse.
Union de pays libres dont chacun conserve sa liberté d’opinion et de comportement, notre alliance n’a pas à remettre en cause sa finalité. Mais nous devons rétablir, dans l’opinion européenne, la confiance dans la capacité de dissuasion et raffermir la croyance dans l’efficacité de la garantie nucléaire des États-Unis. Il faut convaincre certains pays européens, qui en doutent, que les armes nucléaires à moyenne portée, dont l’emploi a été décidé, ne seront pas mises en batterie pour mener une guerre limitée à l’Europe mais, bien au contraire, pour faire comprendre à un adversaire éventuel qu’une telle guerre limitée est impossible.
Enfin, notre pays est également fidèle à son engagement au sein de l’Union de l’Europe Occidentale. Il a prouvé cette fidélité lors du conflit des Malouines. Il estime nécessaire de resserrer les liens entre les États membres de cette ancienne alliance.
En même temps que de ses départements et territoires d’outre-mer, la France d’aujourd’hui a hérité d’une longue tradition maritime. D’ailleurs, sa politique étrangère ne saurait négliger le respect des intérêts légitimes de ses ressortissants à l’étranger et le maintien de sa liberté de commerce et de transport, nécessaire à la vie économique.
Elle veut enfin jouer un rôle exemplaire dans les relations des pays industrialisés avec les pays en voie de développement. Il faut en finir avec un certain égoïsme des nations industrielles et considérer le Tiers-Monde comme un partenaire, non comme un réservoir ou un adversaire, même au prix, dans l’immédiat, de conversions industrielles ou agricoles difficiles. Il est également urgent de renforcer les relations commerciales avec les pays en voie de développement, en les accompagnant d’une politique volontariste d’aide et de coopération. Ce peut être là l’instrument majeur d’un retour de l’économie mondiale à la croissance. Car sans croissance nous ne résorberons pas durablement les déséquilibres économiques et sociaux entre les États et au sein même de nos sociétés.
Les traditions historiques de la France lui permettent d’occuper dans le monde une place particulière. Sa médiation peut être efficace aussi bien dans les conflits en Afrique que dans les nombreux affrontements qui ont pour théâtre le Proche et le Moyen-Orient.
L’envoi d’un contingent français à Beyrouth dans le cadre de la force multinationale d’interposition a permis d’assurer l’évacuation des combattants palestiniens, mais elle a surtout consacré la part importante que la France prend dans le règlement politique et pacifique du problème palestinien. Notre participation à la force multinationale n’aurait cependant pas tout son sens si elle se limitait à une opération ponctuelle.
Elle s’inscrit, en effet, dans une perspective d’ensemble. Car l’évacuation des combattants palestiniens de Beyrouth ne pouvait suffire à rétablir une paix durable dans un Liban toujours menacé de guerre civile et dont la majeure partie du territoire est occupée par des forces étrangères. Avant même le départ de cette force multinationale, la France avait souhaité qu’elle ait aussi pour mandat d’assurer la sécurité des populations civiles. Nous n’avons malheureusement pas été suivis et les odieux massacres perpétrés dans les camps palestiniens sont venus prouver que nos craintes étaient fondées. La France demeure disponible pour venir à nouveau en aide au Liban et appuyer les forces armées de ce pays. Elle continue à œuvrer pour la paix et aidera le Liban à recouvrer sa souveraineté, son unité et son intégrité.
Cette volonté d’être fidèle à notre histoire et à nos devoirs montre que la France ne conçoit pas sa défense dans un sens restrictif et atteste notre engagement pour la paix dans le respect de nos idéaux. Affirmant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la France refuse d’admettre les ingérences étrangères et demeure fidèle à elle-même, fidèle à sa mission de patrie des Droits de l’Homme.
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Je voudrais à présent vous faire part de mes préoccupations sur la question du service national.
Dans le contexte actuel, le service national — dont le service militaire est la forme essentielle — fait partie du paysage institutionnel de notre pays depuis 1905. La guerre de 1914 l’a imposé comme une donnée du consensus national et les sondages récents montrent que la conscription reste très bien acceptée dans notre pays. Il est vrai qu’elle suppose une approbation qui serait d’autant plus vive que la période consacrée au service national sera apparue active et enrichissante : un effort permanent d’adaptation doit être poursuivi.
La définition d’un nouveau modèle d’armée fait l’objet actuellement des travaux préparatoires à la planification militaire 1984-1988. Lorsque les décisions auront été prises, il sera possible de préciser le volume des effectifs, la répartition entre les différentes catégories du personnel et donc les incidences sur le service national. C’est dire que les propositions avancées lors de l’élection présidentielle ne sont pas abandonnées.
Certes, il y a des contraintes conjoncturelles qui nous interdisent d’envisager la diminution brutale des effectifs qu’entraînerait un passage au service de six mois sans mesure de compensation. La réduction de la durée du service national pourra donc être étudiée après la discussion de la loi de planification.
Du strict point de vue militaire, la durée actuelle ne peut être en effet considérée comme un optimum technique. Douze mois ne sont pas assez longs pour former des cadres et des spécialistes. Ils sont à peine suffisants pour constituer des unités de combat cohérentes, aptes à manœuvrer collectivement. En revanche, il serait excessif de prétendre que, dans les emplois simples, proches d’activités civiles et exercés hors des unités de combat, douze mois sont nécessaires.
Nous voyons bien quel pourrait être le danger d’une réduction pure et simple du service à six mois. Il convient d’éviter la création progressive de deux armées : l’une, d’active, servant des matériels complexes et formant des unités opérationnelles ; l’autre, de conscription, fournissant des valets d’armes ou des gardes territoriaux. Une telle évolution aboutirait à terme à la disparition de la conscription et du principe républicain de l’égalité des citoyens.
Il faut donc réfléchir aux adaptations à apporter au service en se rappelant que la justification essentielle, unique même de ce service, est la défense du pays. L’abaissement de sa durée est donc envisageable dès lors qu’il permet de conserver aux unités d’appelés leur efficacité militaire.
Notre recherche consiste donc à envisager un service à six mois sous deux conditions :
— la première est que la durée de six mois soit considérée comme la période centrale d’un effort au service de la défense du pays, préparée par une formation en amont et complétée par une organisation des réserves profondément réformée ;
— la seconde est qu’il faut que les armées puissent disposer, dans le cadre du service militaire, d’un volume important de volontaires pour un service un peu plus long (autour de dix-huit mois) qui puissent fournir les cadres et les spécialistes indispensables.
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Est-ce le sentiment plus largement partagé des dangers du monde contemporain ? Depuis quelques années déjà, la recrudescence d’intérêt pour les questions de stratégie et de défense s’est traduite, entre autres, par le développement des études qui leur sont consacrées au sein des universités et des grands établissements scientifiques. Ce mouvement dans la recherche et l’enseignement supérieur, encouragé par les pouvoirs publics, doit être poursuivi, approfondi.
Aussi, à ma demande, le ministre de l’Éducation nationale a-t-il engagé, de concert avec le ministre de la Défense, l’action nécessaire à une meilleure perception par les jeunes gens de la finalité de la défense et du service national.
Une commission mixte est chargée de mettre au point le contenu d’une formation qui doit être intégrée aux programmes scolaires. L’éducation civique doit en effet commencer dès l’école, si l’on veut éviter que ne soit perçu comme une contrainte gratuite, voire injuste, le temps que les jeunes gens sont appelés à consacrer à la défense du pays.
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II
La sensibilisation aux questions de défense est d’autant plus nécessaire qu’une certaine confusion règne parfois dans les esprits à propos de notions comme le désarmement et le pacifisme.
Dans l’usage courant, le terme « désarmement » recouvre non seulement le « désarmement général et contrôlé », objectif ultime et généreux, mais surtout la limitation et la réduction des armements. Ainsi que le disait le Président de la République dans sa conférence de presse du 9 juin dernier : « On parle de désarmement, il ne s’agit jusqu’alors que de réduire le surarmement ».
Des mesures de désarmement efficaces, ce sont des mesures qui servent la paix, en réduisant les causes de tension ou d’instabilité que sont le surarmement nucléaire des grandes puissances, l’utilisation militaire de technologies nouvelles, le déséquilibre des forces classiques. Ce sont des mesures qui favorisent le développement en réduisant la charge financière de la course aux armements et en organisant le transfert des ressources ainsi libérées. Ce sont des mesures qui diminuent le nombre des victimes des conflits, et notamment des victimes civiles, en interdisant ou en restreignant l’usage de certaines armes.
Une approche réaliste, c’est une approche qui fait du désarmement l’affaire de tous et non des seules grandes puissances. C’est une approche qui sauvegarde le droit légitime de tous les États à la sécurité dans le cadre des situations régionales. C’est une approche qui aboutit à des mesures dont la mise en œuvre peut être vérifiée.
En Europe, et plus généralement dans l’hémisphère Nord, la sécurité de la France est particulièrement dépendante de l’état des armements nucléaires des deux superpuissances et du rapport des forces classiques des deux alliances. La France a établi sa défense sur le concept de dissuasion nucléaire dit du faible au fort et elle entretient à cet effet une capacité minimale indispensable.
Elle est favorable à la poursuite des négociations américano-soviétiques sur les armements stratégiques (START) et sur les armements nucléaires de portée intermédiaire (INF) en vue d’aboutir à un équilibre au plus bas niveau possible. Mais, pour qu’elle puisse envisager de participer à une négociation globale, il serait nécessaire que les deux superpuissances aient déjà décidé de réduire leurs armements nucléaires dans une proportion telle que l’écart entre leur potentiel et le nôtre ait changé de nature. Il serait nécessaire aussi que des progrès significatifs aient été accomplis en vue de supprimer le déséquilibre des forces classiques en Europe.
La politique de la France en matière de désarmement est cohérente avec sa politique de défense et sa politique extérieure. Ce sont les maillons d’une seule politique de sécurité, fondée sur la dissuasion nucléaire, la diminution des tensions dans le monde et la solidarité.
Il a beaucoup été question de pacifisme et de neutralisme depuis un an, beaucoup moins d’ailleurs dans notre pays que dans ceux qui nous entourent. Il convient de rester lucide et de se garder de confondre l’espoir et la réalisation concrète de cet espoir. Renoncer aux moyens, ou à une partie des moyens, qui assurent sa propre sécurité tant que ceux qui ont la possibilité de provoquer l’apocalypse n’ont pas massivement réduit les leurs, serait simplement ignorer les réalités internationales.
Je comprends les raisons qui ont poussé des milliers d’Européens à manifester leur attachement à la paix. Ils obéissent à un double réflexe : celui de la peur et celui de la révolte face à un monde dur, plongé dans une crise économique n’empêchant pas les plus puissants de renforcer leur puissance tandis que s’appauvrissent les plus pauvres.
Est-il étonnant dans ces conditions que beaucoup d’Européens craignent de faire les frais d’une guerre nucléaire ?
Nier ou, plus habilement, passer sous silence le pouvoir avant tout dissuasif de l’armement nucléaire revient à tromper l’opinion. Le concept de défense de la France, et les forces qui le concrétisent, visent précisément à empêcher toute guerre nucléaire.
C’est également pour éviter toute guerre, nucléaire ou classique, sur le sol européen, que notre pays appuie fermement les initiatives tendant à instaurer un équilibre des forces entre l’Est et l’Ouest. Je dis bien « des » forces, car la nette supériorité des moyens conventionnels du Pacte de Varsovie sur ceux de l’Alliance atlantique, pourtant connue, est parfois occultée par le débat nucléaire.
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Le pays dans son ensemble et tous les partis politiques représentés au parlement ont accepté l’idée d’une conception globalisée de la défense et l’existence d’une force nucléaire crédible. Dans ce cadre général, je voudrais vous faire part de mes réflexions concernant notre concept stratégique.
Notre dissuasion a été rendue réalisable par le pouvoir égalisateur de l’atome. Elle vise à éviter la guerre en persuadant un agresseur éventuel qu’une action majeure contre la France présenterait au regard des buts politiques qu’il poursuit des risques inacceptables.
Dans le cadre de la stratégie du faible au fort qui est la nôtre, les forces nucléaires stratégiques sont capables, même après une première frappe adverse, de riposter avec un très haut degré de crédibilité et d’infliger des dommages estimés supérieurs au potentiel démographique et économique que nous représentons.
Cependant, il existe un niveau d’agression en dessous duquel le recours à l’armement nucléaire stratégique ne serait pas acceptable pour la défense d’intérêts circonstanciels.
Notre pays doit donc disposer d’un armement nucléaire tactique, afin de pouvoir tester les véritables intentions d’un adversaire qui en serait lui-même doté et qui détiendrait, par ailleurs, une grande supériorité numérique dans les domaines classiques. À défaut d’un tel armement de notre côté, l’adversaire aurait, en effet, la possibilité de contrôler étroitement le niveau de violence de la bataille, pour réduire à sa convenance notre potentiel en forces conventionnelles, et nous acculer soit à un emploi précoce, soit au non-emploi de notre armement stratégique.
La menace de cet armement nucléaire tactique indique donc à l’agresseur que, s’il maintient sa pression, le conflit ne peut que changer de dimension ; et son tir illustre l’imminence des représailles stratégiques en cas de persistance de l’attaque. Il rétablit ainsi la dissuasion au niveau stratégique.
Notre pays doit enfin posséder des forces classiques, capables de s’opposer aux tentatives d’un agresseur, toujours à la recherche du point de moindre résistance à l’abri du risque majeur. Il faut veiller, en effet, à tout essai de contournement de notre dissuasion par une série d’actions purement classiques, de portée limitée. Chacune d’entre elles, prise isolément, pourrait ne pas atteindre le niveau justifiant la menace d’emploi des forces nucléaires stratégiques, mais leur ensemble risquerait d’avoir des effets cumulatifs intolérables.
Ces forces classiques engageraient la bataille pour montrer à l’adversaire que le maintien de ses prétentions conduirait à des affrontements d’un tel niveau que le risque de recourir aux armes de représailles massives sur son territoire apparaîtrait justifié.
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Dans l’ensemble de notre dispositif de défense, la politique de protection des populations occupe une place particulière. Des rapports à la fois étroits et ambigus la relient, en effet, d’une part à l’esprit de défense et d’autre part à notre stratégie de dissuasion.
La défense n’a pas d’autre fin que la vie de la population dans le respect des valeurs de notre civilisation. Mais aujourd’hui, comme dans le passé, il n’est pas de meilleure protection que la détermination à combattre, et la menace d’emploi des armes reste le meilleur rempart contre une agression.
La France observe toutefois que diverses puissances créent, complètent ou améliorent des dispositifs de protection des populations parfois très importants. Ces puissances se dotent d’une capacité d’abriter sur place ou de disperser, en cas de conflit, leurs populations urbaines. Ces mesures, dont certaines revêtent d’ailleurs une utilité évidente dès le temps de paix, peuvent traduire, de la part de ces pays, une intention d’améliorer leur aptitude à supporter une frappe nucléaire. De ce point de vue, la France ne peut rester indifférente à ce genre de préoccupation.
Le gouvernement n’est pas pour autant conduit à se fixer des objectifs analogues à ceux des pays qui ne sont pas dotés d’une dissuasion nucléaire. Ce serait inutilement coûteux. Il n’a pas, non plus, l’intention de s’inspirer des systèmes massifs et contraignants de réglementation et d’encadrement des personnes, en vigueur dans certains pays. Ce ne serait compatible ni avec notre stratégie, ni avec les principes démocratiques qui régissent notre société.
Notre politique de protection des populations participe de la dissuasion. Indépendante pour l’engagement de ses forces, la France entend ne pas risquer de subir les conséquences de conflits auxquels elle serait étrangère. Elle veut aussi convaincre ses adversaires éventuels de sa détermination en assurant à sa population des possibilités de protection équilibrées, à la mesure de l’enjeu. Notre politique de protection des populations, non seulement ne contredit pas notre concept de dissuasion, mais au contraire renforce sa crédibilité.
C’est pourquoi nos efforts tendent d’abord à accroître, de manière régulière et significative, les moyens consacrés aux missions de protection, particulièrement lorsque ceux-ci concourent à améliorer la sécurité civile du temps de paix. Ils tendent aussi à renforcer les capacités dont dispose le gouvernement pour apprécier l’ampleur des menaces et pour diffuser les informations ou consignes adaptées.
Notre politique consiste également à faire appel à toutes les ressources de la science et de la technologie pour continuer à faire progresser l’ensemble des facteurs qui concourent à la protection des populations.
Notre but est enfin de limiter les dommages éventuels par tous les moyens techniques, préventifs ou d’urgence, ainsi que par une action de préparation et d’information appropriée qui permette la mise en œuvre sans panique de mesures de protection dans le cas hypothétique d’attaque nucléaire. À cet égard, le gouvernement estime indispensable cette information de nos concitoyens, information délicate, certes, mais dont le contenu et les modalités doivent être mis au point. Cette mise au point est en cours. J’y veille personnellement. Elle débouchera sur des mesures concrètes, tant il est vrai, dans ce domaine, que l’adhésion des citoyens apparaît comme essentielle.
Dans le cadre de ces objectifs généraux, le Gouvernement poursuit, dans l’immédiat, la modernisation et l’extension des réseaux d’alerte et de contrôle de la radioactivité. Il fait également procéder au recensement et à l’évaluation des capacités disponibles pour être utilisées comme abris, éventuellement après des aménagements sommaires.
L’amélioration de nos possibilités en matière de secours, de soins, d’hébergement, continue à être recherchée avec la collaboration des collectivités locales et du secteur privé.
Les plans d’organisation, les structures de commandement et les réseaux de transmissions peuvent encore être améliorés, dans des conditions sur lesquelles le commissaire à l’étude et à la prévention des risques naturels majeurs — Monsieur Haroun Tazieff — conduit une réflexion dont l’utilité est permanente et non pas propre à une période de conflit. C’est un point sur lequel j’insiste tout particulièrement.
Telles sont les grandes lignes d’une politique, pour la réalisation de laquelle le ministre d’État, ministre de l’Intérieur et de la Décentralisation, prépare des mesures concrètes qui seront engagées dans les mois à venir. Elles comportent à la fois des dispositions administratives d’organisation ou de préparation à des circonstances de crise et des mesures juridiques d’ordre général. Ces dispositions convergeront, dans de nombreux cas, avec certaines des préoccupations exprimées au cours de la dernière session de l’IHEDN.
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Je voudrais conclure en vous invitant à une dernière réflexion. L’ordonnance du 7 janvier 1959 précise que « la défense a pour objet d’assurer en tout temps, en toutes circonstances et contre toutes les formes d’agression, la sécurité et l’intégrité du territoire ainsi que la vie de la population ». Ces termes revêtent une signification particulière aujourd’hui. En effet, les dangers qui nous menacent actuellement ne sont plus seulement ceux qui résulteraient d’une invasion brutale.
Le terrorisme qui s’est manifesté au cours des derniers mois sur le territoire français a révélé des rapports si directs avec notre politique extérieure ou avec des conflits internationaux qu’il ne peut être exclu du champ de notre politique de défense. Il est dans la logique de tous les terrorismes de pousser leurs théâtres d’opérations jusqu’au sein des populations civiles étrangères aux conflits. C’est ce qui les rend odieux. C’est, en même temps, ce qui les rend, pour les démocraties, si difficiles à combattre.
Le terrorisme est un crime qui dispose des moyens de la guerre et parfois de l’appui des États. Il ne défie pas directement notre puissance mais s’attaque à l’équilibre de nos sociétés. Il constitue, au sens de la défense, une agression contre laquelle doivent être déployées toutes les ressources d’un État : celles de la police, celles de la sécurité civile, celles des armées, notamment de la gendarmerie, celles de la justice et celles aussi, le cas échéant, de tous les autres services publics.
Le défi du terrorisme est en effet global. Il appelle une défense qui le soit aussi. Le Président de la République a dit sa détermination d’être intransigeant et implacable dans l’application de la loi, et de traquer le terrorisme jusqu’à sa racine.
Mais nous avons à pourchasser le terrorisme dans des conditions qui évoluent. Depuis vingt ans il a connu des formes diverses. Celles qui prédominaient dans les années soixante-dix ont presque disparu. Nous devons prévoir d’adapter notre organisation, nos moyens, nos plans d’intervention à des hypothèses toujours nouvelles. Cette préparation permanente, qui tire les leçons de l’actualité et ne doit pas se laisser détourner par elle, fait désormais partie intégrante de la mission de défense. ♦