La grande rupture, 1989-2024 (The great rupture,1989-2024—reviewed by Eugène Berg)
La grande rupture, 1989-2024
Le professeur émérite à La Sorbonne, auteur régulier de la RDN, poursuit sa grande œuvre de description et de déchiffrage des relations Est-Ouest ou des rapports Russie-Occident qu’il mène avec profondeur depuis des décennies. « De la chute du Mur à la guerre en Ukraine », sous-titre de son ouvrage, on est passé d’un monde à l’autre. Du mythe de la fin de l’histoire de Francis Fukuyama et du nouvel ordre international de George Bush père, on a glissé subrepticement, mais de plus en plus fortement, dans un tout autre monde : celui de la guerre à haute intensité dont maints esprits avaient cru qu’elle avait disparu du sol européen, intermède yougoslave (à bien moindre échelle) excepté.
Sans entrer dans une classification chronologique, on voit bien que, depuis une dizaine d’années, on est sorti définitivement de l’ère de la post-guerre froide, sans savoir au juste comment caractériser la période de transition actuelle. Est-ce une nouvelle guerre froide ? Georges-Henri Soutou récuse à juste titre cette qualification. Outre le fait que l’on ne se baigne jamais deux fois dans la même eau, le conflit actuel entre Russie et l’« Occident global » n’est pas vraiment idéologique, bien qu’il oppose des valeurs différentes, comme il le fut de 1947 à 1989. De même, ce n’est pas à un bloc communiste uni autour de l’URSS – en dépit du conflit sino-soviétique – que l’on a affaire aujourd’hui, mais à une nouvelle formation eurasiatique que je nommerai volontiers le « nouvel empire mongol ». On l’appelle le nouvel axe du mal, le club des autoritaires, sorte d’alliance plus ou moins formelle, plus ou moins soudée entre la Russie, la Chine, la Corée du Nord et l’Iran, qui se retrouvent d’ailleurs – sauf Pyongyang – au sein de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS), forte désormais de dix membres. C’est dans la vision bien connue du géographe britannique Harold Mackinder, le Heartland eurasiatique auquel s’oppose le Rimland, celui-ci étant constitué d’une guirlande d’îles ou de presqu’îles : Amérique, Europe de l’Ouest, Grande-Bretagne, Scandinavie, Corée du Sud, Japon, Australie, Nouvelle-Zélande. Le tout « pèse » un milliard d’hommes, le « milliard doré » selon Vladimir Poutine, symbole de la domination occidentale que la Russie combat avec ses alliés du « Sud global », ensemble hétérogène, qui balance au gré de ses intérêts.
Nous assistons, pour reprendre l’expression de Raymond Aron en 1948, au retour du « Grand schisme », ce qui pose par incidence l’interrogation des limites de l’Europe, autre façon de tenter de répondre à l’éternelle question : la Russie est-elle européenne ou eurasiatique ? On semble voir plus clair : le livre le montre tout au long de ses pages, du fait de la guerre qu’elle a déclenchée contre l’Ukraine (son ancêtre, devenue sa petite sœur, la Grande Russie et la Petite Russie), la Russie s’est détachée durablement de l’Europe, de ses valeurs, de ses normes de liberté, de protection des droits de l’homme, de libre choix de ses alliances, etc. Néanmoins, cette coupure, cette distanciation entre Russie et Europe, entre Russie et Occident a été progressive et surtout, selon l’auteur, elle n’était pas automatique, inévitable. Ce sont donc les étapes de cette distanciation que décrit Georges-Henri Soutou. Le temps des illusions (1990-1994), bref moment où l’on a cru que la Russie de Boris Eltsine allait adopter les règles de la démocratie libérale, celles du marché libre, et même crut-on un bref instant l’Otan. Néanmoins, le spasme de la guerre civile d’octobre 1993, lorsque des chars tirent sur la Maison-Blanche siège du Parlement, comme le déclenchement de la seconde guerre de Tchétchénie mirent fin à l’espoir de rapprochement. Avec Bill Clinton (1993-2001), les États-Unis changèrent de paradigme en favorisant l’élargissement de l’Otan qui incorpora avec les pays baltes des territoires ayant appartenu à l’URSS. L’ubris occidentale, l’unilatéralisme américain, la seconde guerre du Golfe à laquelle s’opposèrent le Français Chirac, l’Allemand Schröder et le Russe Poutine, puis le discours fortement anti-russe du vice-président américain Dick Cheney au sommet de l’Otan de Vilnius, en 2006 marquèrent le point de rupture symbolisé par le fameux discours de Vladimir Poutine à la Wehrkunde de Munich du 10 février 2007. C’est peu après que les manœuvres communes Russie-Chine dans le cadre de l’OCS débutèrent. À compter de cette date, les choses s’accélèrent. Guerre de Géorgie d’août 2008, crise libyenne de 2011, guerre civile en Syrie à partir de 2011 et intervention russe de septembre 2015 et bien sûr crise ukrainienne avec l’Euromaïdan de l’hiver 2013-2014 et le déclenchement des hostilités dans le Donbass à compter d’avril 2014.
Entre 2015 et 2022, ce fut la rupture qui mena à la guerre. D’un désir de contrôler le gouvernement ukrainien ou de protéger les territoires russes du Donbass et de la Novorossia, Vladimir Poutine est passé en quelques semaines, de son ultimatum du 17 décembre 2021 à l’invasion du 24 février 2022 au matin, à une tout autre logique dont il ne s’est guère départi à ce jour, qui se résume à la neutralisation de l’Ukraine, sa démilitarisation, sa « dénazification » (mise en place d’un gouvernement fantoche) et l’intégration dans le territoire de la Fédération russe de la Crimée et des quatre oblasts de Donetsk, de Louhansk, de Zaporijjia et de Kherson dans la totalité de leurs frontières administratives, d’où le peu d’appétit de Moscou pour un simple gel du conflit.
Georges-Henri Soutou décrit par le menu l’entrée dans la guerre et ses différentes phases. Il s’interroge sur les issues possibles : six à ses yeux, de la continuation sans fin de la guerre jusqu’à son règlement d’ensemble, hypothèse encore peu envisageable à l’automne, mais devenue plus probable avec l’élection de Donald Trump et le plan du général Keith Kellogg, nommé représentant pour l’Ukraine et du dialogue avec la Russie. La guerre lui paraissait loin d’être finie, mais il terminait son livre début décembre et depuis Volodymyr Zelensky prône une fin en 2025 – il dispose des armes pour tenir jusque-là. Qu’en sera-t-il toutefois des hommes ? Entretemps, on le voit, la situation s’est bien durcie et on assiste à une escalade ; les deux camps, attitude tout à fait habituelle, font monter les enchères. On est donc entré dans un processus de négociations ou plutôt de pré-négociations, cette phase plus ou moins longue où l’on prépare ses positions. Avant même que Zelensky ne l’ait demandé, Georges-Henri Soutou soulevait la question des garanties que devrait octroyer l’Otan à l’Ukraine faute de lui offrir des perspectives concrètes d’adhésion. Pour sa part, il pense que l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) pourrait jouer un rôle dans la négociation devant mener à la suspension des hostilités et servir de garante du maintien du cessez-le-feu. Cependant, l’action de celle-ci n’a guère été brillante de 2014 à 2022, et ses moyens sont bien limités. S’oriente-t-on vers une solution à la coréenne, avec une zone démilitarisée longue d’un millier de kilomètres où serait basé un contingent militaire de 100 000 hommes (Européens pour Donald Trump) dont le coût s’élèverait entre 4 et 6 milliards d’euros par an !? En tout cas, on semble loin d’une nouvelle architecture de sécurité européenne, mais aussi mondiale, et quatre années paraissent une brève période pour l’établir et la garantir… ♦