Géopolitique du nucléaire – Pouvoir et puissance d’une industrie duale (Nuclear geopolitics—power and might of a dual industry—reviewed by Thibault Lavernhe)
Géopolitique du nucléaire – Pouvoir et puissance d’une industrie duale
Porter le regard du géographe sur le fait nucléaire, ou plutôt sur la « nucléarité », c’est offrir au lecteur une analyse originale parmi les milliers de pages noircies sur le sujet de l’énergie atomique, dans ses applications civiles comme militaires. C’est tout le propos de ce court essai du professeur Teva Meyer, qui nous propose en moins de deux cents pages une mise en perspective géopolitique de chaque « brique » du grand mur de l’énergie nucléaire, depuis les gisements d’uranium jusqu’à l’exportation des technologies nucléaires les plus modernes.
Au fil de courts chapitres thématiques, le géographe s’emploie à montrer que l’énergie nucléaire, loin d’être a-spatiale, s’insère en réalité dans un tissu complexe d’interdépendances, loin du cliché – parfois entretenu en France – de l’indépendance totale que conférerait l’atome à celui qui l’utilise pour produire son énergie. Qu’il s’agisse d’approvisionnement, de production ou d’enrichissement de combustible nucléaire, qu’il s’agisse de gestion des déchets ou de procédés scientifiques, l’analyse de la géographie des acteurs de l’atome permet d’apprécier ses constantes durables et, à l’inverse, ses domaines en rapide recomposition. On y voit en particulier les avantages comparatifs de chacune des grandes Nations du nucléaire (États-Unis, Russie, Chine, France, Canada, Japon, etc.), et la manière dont cette énergie façonne leur représentation du monde et l’idée qu’elles se font d’elles-mêmes. La question de l’indépendance énergétique est ici révélatrice : selon que l’on soit à Paris, Moscou, Berlin ou Washington, la lecture de la dépendance est très différente, pour des raisons à la fois historiques et géographiques, ce qui explique, en retour, des positions parfois orthogonales sur le traitement politique des enjeux énergétiques. De la même manière, chaque acteur dispose d’une stratégie propre face à l’énergie nucléaire, dont Teva Meyer dresse un tour d’horizon, depuis une Russie pour qui le nucléaire est un levier diplomatique central, jusqu’à une Chine qui tente de s’imposer le long des Nouvelles routes de la soie par le biais de partenariats autour de l’atome. On y voit d’ailleurs un parallèle flagrant entre le marché du nucléaire civil et le marché de l’armement, chaque relation entre fournisseur et client engageant profondément les deux parties, parfois sur des durées de l’ordre d’un siècle lorsqu’il s’agit de concevoir, construire, exploiter et démanteler une centrale nucléaire. Avec, à chaque fois, un dénominateur commun : la technologie, qui est la grille de lecture principale de la géopolitique du nucléaire, au-delà de son strict aspect matériel lié aux ressources en matière fissile.
S’il est centré sur le volet civil de l’énergie nucléaire, le propos de l’auteur ne fait pas l’impasse sur son versant militaire, qui lui est intimement lié. D’une part, pour les questions de production d’énergie, de la propulsion nucléaire à l’emploi de petits réacteurs modulaires pour le soutien aux troupes en opérations. D’autre part, pour le volet dissuasion nucléaire, qui se nourrit des technologies et des compétences issues de la production d’énergie nucléaire civile. Là encore, l’auteur démêle, de façon concise et originale, les facteurs géopolitiques à l’origine de la volonté d’un État de se doter de l’arme nucléaire ou, au contraire, d’en refuser l’utilisation, voire l’existence.
Finalement, ce court essai permet non seulement de bien cerner les termes de l’équation de l’énergie nucléaire autour du globe, mais aussi de relativiser l’exceptionnalisme de l’atome qui, s’il peut fasciner par ses effets de seuils uniques, n’en reste pas moins qu’une part marginale dans le mix énergétique mondial et dans les dépenses militaires de la planète. ♦