Discours du ministre de la Défense devant les auditeurs de la 35e session de l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), le 16 novembre 1982.
Face à la logique des blocs : une France indépendante et solidaire
L’évolution de la situation internationale
À la même époque l’année dernière, j’avais pris la parole devant les auditeurs de l’IHEDN pour évoquer les réponses qui peuvent être apportées aux défis d’un monde dangereux : depuis lors le monde ne s’est pas assagi, bien au contraire. Non seulement les conflits d’alors ne se sont pas assoupis : l’Afghanistan est depuis près de trois ans le théâtre d’une âpre lutte entre guérilleros et forces d’occupation ; la guerre irako-iranienne donne lieu à des affrontements sanglants. Les hostilités en Afrique Australe, au Sahara occidental, au Salvador, au Cambodge, pour ne citer que celles-là ne donnent aucun signe d’atténuation. Il faut aussi déplorer l’éclatement de nouveaux conflits armés de grande ampleur : l’affrontement des Malouines d’une part, la guerre du Liban d’autre part. Parallèlement, les négociations ouvertes à Genève par les deux grands en vue de la réduction de leur sur-armement n’ont pas encore débouché sur des perspectives encourageantes. En attendant des progrès, l’accumulation des armements dans le monde se poursuit.
D’un côté, les conflits régionaux du Tiers-Monde risquent à tout moment d’entraîner des affrontements plus larges, par l’implication ou l’ingérence des super-puissances. De l’autre, la disproportion des forces en Europe y fait peser la menace d’une remise en cause de l’équilibre politique en Europe : à l’ère nucléaire, la crainte de la guerre, créée par une corrélation des forces trop favorable à l’un des super-grands, peut suffire à obtenir ce qui en d’autres temps eût exigé le recours direct aux armes.
Partout, nous constatons l’importance du comportement des deux plus grandes puissances sur la sécurité internationale. C’est pourquoi, je voudrais m’attacher aujourd’hui à décrire leurs stratégies respectives et les conséquences qui en découlent pour notre environnement proche ou plus lointain : il est clair, en effet, que nous ne pouvons rester indifférents aux évolutions qui se produisent à l’étranger, car elles ont une incidence directe sur les menaces auxquelles nous pouvons avoir à faire face. À partir de là, j’évoquerai les grands axes de notre propre effort, pour assurer la dissuasion de toute agression contre le sanctuaire national, pour contribuer à la défense de nos alliés, pour assumer nos responsabilités internationales à l’égard de nos ressortissants, de nos amis et pour préserver nos intérêts dans le monde.
C’est à partir d’une telle démarche que nous procédons aujourd’hui à l’élaboration de la future loi de programmation pour la période 1984-1988. Vous savez en effet que le projet sera soumis au Parlement en 1983. C’est à partir de l’étude du contexte international que nous pourrons cerner les menaces auxquelles nous pourrons être confrontés et définir, dans l’étape suivante, le modèle d’armée le mieux adapté et évaluer l’effort financier nécessaire pour le réaliser.
Un environnement stratégique marqué par la constance de l’effort soviétique
Parmi ces contraintes internationales figurent donc au tout premier rang les stratégies et les doctrines des deux super-puissances. Je commencerai bien entendu par la doctrine soviétique, car c’est elle qui se manifeste depuis plusieurs années, de la manière la plus constante et la plus dynamique dans le monde. Ceci ne veut pas dire que l’URSS ait dépassé globalement les États-Unis en puissance militaire mais, grâce à la continuité de son effort, elle marque, depuis une dizaine d’années, des progrès ininterrompus, créant en ce faisant des déséquilibres régionaux dont l’effet est particulièrement net en Europe.
L’URSS bénéficie des avantages que confèrent la cohérence et la continuité dans le domaine stratégique.
Cette stratégie s’applique de manière différente suivant les différentes zones du monde : ainsi, en Europe et aussi en Extrême-Orient, un éventuel recours à la stratégie directe, qui serait fondé sur la recherche de la décision par l’emploi ou par la menace d’emploi des forces militaires, est bloqué par l’existence de forces nucléaires. Dans ce contexte, un conflit nucléaire généralisé correspond à un paroxysme inconcevable, même s’il est envisagé dans le corps de la doctrine soviétique traditionnelle, afin d’appuyer à l’arrière-plan, par la menace, les actions indirectes entreprises. Le but est alors d’impressionner les dirigeants et l’opinion des autres États afin de créer, sans guerre, un environnement stratégique plus favorable.
Dans ces conditions une grande importance est attachée aux actions visant à obtenir une corrélation favorable des forces nucléaires et conventionnelles, à favoriser et soutenir des initiatives pacifistes telles que le « non-emploi en premier de l’arme nucléaire » et à afficher une détermination totale quant à l’emploi des moyens possédés. De toutes récentes déclarations officielles illustrent cette stratégie.
En recourant à ces moyens, l’URSS poursuit notamment son objectif de découplage entre l’Europe et les États-Unis, dont l’étape principale serait constituée par la dénucléarisation complète de l’Europe occidentale. Il est vrai aussi qu’elle peut se sentir encouragée dans cette voie par certaines tendances qui se manifestent parfois en Europe occidentale mais aussi aux États-Unis.
Traditionnellement, la stratégie nucléaire soviétique, à la différence de celles des autres puissances nucléaires, repose sur un concept résolument offensif qui fait de l’arme atomique une arme comme les autres. Plus récemment, il est apparu qu’un travail de réflexion avait lieu en URSS, qui pourrait remettre en cause ces conceptions décrites il y a déjà un quart de siècle par le maréchal Sokolovsky. Mais il est encore trop tôt pour dire quelles seront la nature et la portée de cette mise à jour.
Ainsi, l’URSS allie une campagne de type pacifiste à l’affichage d’une résolution sans faille en ce qui concerne le recours éventuel à l’ensemble des moyens militaires soviétiques. Ce deuxième volet s’appuie sur un effort de défense en croissance régulière depuis près de vingt ans. Les fruits de cette opiniâtreté sont clairs : l’URSS est à la tête d’un arsenal conventionnel, chimique et nucléaire en expansion et en modernisation constante. On peut dire, sans crainte de se tromper, que cette organisation militaire est devenue le plus efficace instrument de l’influence extérieure de l’URSS. Ceci vaut a fortiori pour la zone d’action habituelle de l’URSS, comme en témoigne le drame polonais.
En combinant initiatives de paix et l’effet d’intimidation que procure le déséquilibre des forces en Europe, l’URSS est en droit d’escompter des résultats politiques et diplomatiques importants. Aussi voit-on mal pourquoi les Soviétiques réduiraient leur effort militaire sous l’effet douteux des tentatives de guerre économique.
La stratégie de l’URSS se manifeste aussi dans le Tiers-Monde. Le recours à la méthode directe, c’est-à-dire à une action officielle de guerre dans un pays du Tiers-Monde, est facilité par l’absence de dissuasion nucléaire. Il est aujourd’hui illustré par l’intervention en Afghanistan. Les procédés indirects concernent l’utilisation de tous les moyens autres que ceux de la guerre déclarée, c’est-à-dire l’utilisation pacifique de moyens militaires, la coopération économique, la formation d’élites nationales, la création d’infrastructures, etc.
Mais au-delà de ces manifestations, différentes suivant les lieux et les moments, force est de constater que la stratégie soviétique est d’une grande stabilité, alliant la persévérance dans la poursuite d’un objectif et le pragmatisme dans l’action.
Incertitudes américaines
Face à cette stratégie offensive et dynamique, la stratégie américaine et celle du système militaire intégré de l’OTAN se veulent défensives et adaptées. Mais, au-delà de cette intention affichée, la doctrine et les moyens correspondants ont été — et sont — marqués par un certain nombre de variations.
Depuis 1945, la stratégie américaine a fait jouer un rôle de premier plan à l’arme nucléaire, bien que les États-Unis en aient perdu le monopole à partir de 1949 ; leur capacité d’innovation technologique leur a permis de conserver en ce domaine un avantage longtemps significatif.
À partir de la mise en œuvre des premières fusées soviétiques à longue portée, la doctrine des représailles massives a cessé d’être suffisante pour autre chose que la défense du sanctuaire national des États-Unis. Aussi après 1960, ces derniers ont été conduits à adopter progressivement une doctrine de « riposte graduée », doctrine qui, malgré les évolutions sur les modalités d’application, reste encore aujourd’hui le fondement officiel de la stratégie américaine.
Cette doctrine vise à échapper à l’automatisme des représailles massives et à donner au Président des États-Unis le maximum de souplesse et de liberté d’action dans la conduite d’une crise ou d’un conflit. Elle vise aussi à limiter les risques d’escalade et à retarder le plus possible la montée aux extrêmes, c’est-à-dire l’échange nucléaire massif, tout en assurant en dernière instance le couplage entre la défense des États européens de l’OTAN et les moyens nucléaires stratégiques américains. Il s’agit donc d’une solution tendant à concilier le refus américain de monter directement aux extrêmes en cas d’agression limitée en Europe, et le rejet européen d’un engagement américain qui se traduirait par une guerre limitée à une Europe transformée en terrain de manœuvre ou de bataille des super-grands.
La doctrine américaine, appelée parfois aujourd’hui aussi doctrine Schlesinger depuis que ce dernier a clairement affirmé la double capacité anti-forces et anti-démographique, recherche la continuité des barreaux de l’échelle entre les moyens du théâtre européen et l’arsenal stratégique des États-Unis. Elle vise à renforcer la crédibilité de l’engagement nucléaire américain au profit de l’Europe. Mais à la différence de la stratégie soviétique, cette doctrine n’a pas été sous-tendue par un effort militaire constant : la supériorité nucléaire américaine a disparu, cédant la place à la parité consacrée dans les accords Salt I. Les forces conventionnelles américaines ont été longtemps absorbées dans le conflit du Viet-Nam qui a été suivi pendant la plus grande partie des années 1970 par une baisse continue des dépenses militaires des États-Unis et l’abandon de la conscription. À l’inverse, nous avons assisté en 1981 et 1982 à un accroissement spectaculaire du budget américain de la Défense, sans que l’on puisse se prononcer sur sa durée.
En tout cas, s’il n’est pas possible aujourd’hui de parler de déséquilibre au niveau global, on ne peut que remarquer l’insuffisance, voire l’inexistence, de moyens adaptés à certains degrés de l’échelle de l’escalade, notamment en Europe : ainsi, face au déploiement des fusées SS.20 à partir de 1976, les pays de l’OTAN n’ont pas disposé de moyens correspondants. Ce sont les pays de l’OTAN qui ont convaincu les Américains, en décembre 1979, de renforcer leur arsenal européen. Cette décision concernant les nouvelles fusées Pershing II et les missiles de croisière est d’actualité puisque les premiers Pershing II devraient être déployés fin 1983, en l’absence de progrès aux négociations américano-soviétiques de Genève.
Mais plutôt que de s’en tenir à cet effort pourtant difficile à mener à bien et dont l’application est adaptée à la situation des pays membres du système intégré de l’OTAN, certains responsables américains développent de nouvelles théories au travers de la presse et de déclarations parmi lesquelles il n’est pas toujours facile de savoir ce qui est officiel ou non. Ces nouvelles théories tendent soudainement à placer l’accent sur des armements conventionnels et à oublier la dissuasion nucléaire ou à la reléguer en deuxième place. Sans parler du « gel » nucléaire ou du « non-emploi en premier », dont nous savons bien qu’elles ne correspondent pas à la politique de l’actuelle administration américaine, les Européens, en particulier dans les pays membres de l’OTAN, peuvent être troublés par la tendance de certains qui prétendent résoudre les problèmes de la sécurité en Europe par le recours massif à des armes conventionnelles, qui n’existent d’ailleurs souvent que sur la planche à dessin, en misant tout sur une fragile avance technologique
Même si ces théories, ces doctrines ne correspondent pas à la doctrine officielle des États-Unis, elles trouvent cependant un écho favorable et néfaste dans certains milieux. Elles alimentent en effet indirectement les tendances qui se font jour ici ou là en faveur d’une dénucléarisation unilatérale en Europe ou d’un repli isolationniste sur le sanctuaire américain. Nul n’ignore en effet les séquelles profondes qu’ont laissés aux États-Unis les souvenirs de la guerre du Viet-Nam. Cette tendance à l’isolationnisme revêt deux formes, celle d’un recul du seuil nucléaire au niveau de la seule protection des intérêts directs des États-Unis, celle d’une tendance à inciter les Européens à accroître fortement leur effort de défense conventionnelle.
Parmi les théories qui se font jour, je voudrais relever celle qui a été présentée vigoureusement à de nombreuses occasions par le général Rogers, commandant suprême de l’OTAN et commandant des forces américaines en Europe. Elle écarte la dissuasion nucléaire au maximum et soutient qu’un effort des gouvernements européens d’augmentation de 4 % par an de leurs budgets de la Défense devrait permettre d’arriver à rétablir le rapport de forces conventionnelles. À court terme, ceci paraît irréaliste face à l’arsenal colossal que représente l’URSS en moyens conventionnels. Et miser sur l’avance technologique occidentale est un pari hasardeux à en juger d’après l’évolution des trente dernières années. Surtout, vouloir relever exagérément le seuil nucléaire, c’est renoncer à la dissuasion et ouvrir la porte à la guerre : or n’oublions pas que toute guerre en Europe serait un holocauste. La guerre conventionnelle de 1939-1945 y a fait 40 millions de morts. Et une guerre qui se dirait conventionnelle au départ dégénérerait vraisemblablement en conflit chimique ou nucléaire. C’est la guerre tout court qu’il faut donc empêcher, si l’on veut éviter le recours aux armes nucléaires.
Que la stratégie américaine évolue au gré des changements de la menace, des circonstances, des esprits, est normal et toujours possible, mais nous devons en tirer les conséquences au niveau national et européen : certains de nos amis américains oublient parfois que le danger de guerre n’est pas pour l’Europe un problème théorique pouvant faire l’objet de modes intellectuelles. C’est pour nous une question vitale. En l’absence de progrès aux négociations de Genève, l’installation effective des Pershing II et missiles de croisière aura la valeur d’un test. Mais compte tenu de ce qu’est la doctrine et l’effort soviétique, compte tenu de l’évolution de la stratégie américaine, notre propre stratégie de dissuasion nucléaire est et restera le meilleur garant de notre défense et de notre indépendance nationale.
Le choix de la France : une stratégie de dissuasion globale
La France s’est dotée d’une stratégie de dissuasion du « faible au fort ». Elle possède une force nucléaire indépendante dont elle dispose en toute autonomie de décision. Cette force est suffisante, adaptée à nos ambitions et nos moyens, et nous continuerons à faire en sorte que cette suffisance soit garantie de façon à pouvoir mener notre propre stratégie de dissuasion.
Le Président de la République, Monsieur François Mitterrand, a affirmé très nettement : « Le territoire national sera défendu contre toute agression avec tous les moyens dont nous disposons. Ce ne sont pas les moyens d’une défense graduée ». J’ajoute que ces moyens ne sont pas négociables car, à la différence de ceux des super-grands, ils sont strictement adaptés aux besoins de cette forme de dissuasion : « La France n’a ni l’intention ni la volonté de détruire qui que ce soit. Elle n’a que des intentions défensives, mais elle doit disposer dans cette relation du faible au fort du moyen de dissuasion qui interdit à quiconque d’espérer disposer de la France sans subir de tels dommages qu’il vaudrait mieux renoncer à la guerre ».
Tous nos moyens militaires contribuent à notre stratégie de dissuasion, à notre dissuasion globale. Dans ce cadre la priorité est donnée au nucléaire et c’est largement sur elle que la France fait reposer sa sécurité. Mais comme il serait dangereux d’être acculé au « tout ou rien » qui nous rendrait peu crédibles, la France conserve d’importantes forces conventionnelles polyvalentes.
Celles-ci sont destinées d’une part à obliger un adversaire qui voudrait contourner notre dissuasion à préciser ses intentions, d’autre part à défendre nos intérêts à travers le monde.
L’élément essentiel de notre force nucléaire stratégique est constitué par la force océanique stratégique et ses sous-marins nucléaires lance-engins (SNLE). Cinq SNLE sont actuellement en service et vous savez que dès janvier prochain trois SNLE seront constamment à la mer en permanence opérationnelle, leurs missiles ont été modernisés au fil des ans et en 1985 nous verrons arriver L’Inflexible qui doté du missile M4 multitêtes représentera à lui seul un potentiel de frappe supérieur à nos cinq SNLE en service aujourd’hui. De plus la décision de construire un septième SNLE montre notre volonté de poursuivre nos efforts pour améliorer sans cesse notre outil stratégique : il sera de technologie nouvelle et capable de recevoir un missile successeur du M4. De tels progrès sont nécessaires si nous voulons maintenir en état, et à long terme, la crédibilité de notre force de dissuasion nucléaire.
Les missiles SSBS du plateau d’Albion participent aussi à notre dissuasion stratégique. Ce sont par excellence les armes du sanctuaire. Il n’en est pas moins vrai que nous devons tenir compte, pour l’avenir, de la menace de moyens adverses de plus en plus précis. Par ailleurs, le moment viendra où sera retirée du service actif notre flotte de bombardiers stratégiques Mirage IV, composante la plus ancienne de notre force de dissuasion. Aussi le principe d’une nouvelle composante sol-sol balistique mobile, a-t-il été adopté. Il s’agit du système SX sur lequel des études ont lieu, afin de déterminer la formule optimale de déploiement.
Les armes de nos forces stratégiques sont destinées à infliger à l’agresseur potentiel, à ses cités, des dommages disproportionnés par rapport à l’enjeu que peut représenter à ses yeux la France : elles sont bien adaptées à la dissuasion du faible au fort. Cependant, pour que l’adversaire ne se méprenne pas sur notre volonté nationale, nous avons associé à notre force stratégique un armement tactique dont le concept d’emploi consiste en un ultime avertissement. Un changement brutal de la nature du combat, à notre initiative, marquerait ainsi la détermination de notre pays à recourir à nos moyens stratégiques s’il en était besoin, pour défendre la France et ses intérêts vitaux. Il faut à cet égard maintenir l’incertitude. Si nous donnions une définition précise des intérêts vitaux, cette incertitude disparaîtrait, mettant en cause la crédibilité de notre dissuasion.
La mise en place à partir de 1985 du missile air-sol à moyenne portée, notamment sur nos avions Mirage 2000, et l’entrée en service à partir de 1991 du système Hades renforceront considérablement ce potentiel. Avec 350 kilomètres de portée, le Hades donnera au décideur politique suprême une marge d’appréciation nettement plus importante qu’avec le système Pluton existant. Avec le Hades, l’armée de terre mettra en œuvre un instrument qui accroîtra sans aucun doute son rôle dans notre stratégie de dissuasion.
Cet armement nucléaire tactique est partie intégrante de notre dissuasion et il va de soi que son emploi est du ressort du Président de la République. Ce n’est pas une « superartillerie », car nous refusons la bataille nucléaire ; notre frappe d’avertissement aurait un caractère massif.
La France est maîtresse de ses décisions politiques et militaires, notamment grâce à sa puissance nucléaire. Mais, de par sa position géostratégique, l’ensemble de ses valeurs, ses institutions démocratiques, elle est solidaire du monde occidental et se préoccupe étroitement de la sécurité de ses partenaires européens. En effet, pour nous, l’indépendance et la solidarité ne sont pas des concepts antinomiques, au contraire.
Elle appartient à l’alliance atlantique et respectera ses engagements, elle travaille la main dans la main avec ses partenaires européens sans accepter pour autant d’aliéner sa liberté de décision : c’est pour cette raison que nous ne faisons pas partie de l’organisation militaire intégrée de l’OTAN depuis 1966.
Il faut cependant insister sur les liens particuliers que nous entretenons avec la République Fédérale d’Allemagne, liens qui vont bien au-delà de ceux des partenaires de l’OTAN. La France et la RFA coopèrent en effet au plan bilatéral et multilatéral. Dans le domaine de l’armement nos efforts pour développer des matériels en commun doivent se poursuivre pour le plus grand intérêt des deux parties. Ce type de coopération me paraît offrir les meilleures chances d’aboutissement.
J’ajoute que les rapports franco-allemands ne sont nullement exclusifs du développement de nos relations avec nos autres proches voisins européens ; mes rencontres de ces derniers jours en témoignent : je pense ainsi à mes entretiens avec le ministre de la Défense d’Italie ou avec le chef d’état-major britannique. Mais il demeure que nous entretenons des forces armées importantes sur le sol allemand. Et cela fait de la RFA un partenaire privilégié de la France en Europe et au sein de l’Alliance Atlantique : la récente rencontre que M. Claude Cheysson et moi-même avons eue à Bonn avec nos collègues allemands porte témoignage de ces liens consacrés dans le traité de l’Élysée dont le XXe anniversaire sera célébré en janvier prochain par le Président de la République française et le Chancelier de la République Fédérale d’Allemagne.
La première armée française est ainsi un élément de notre stratégie en Europe. Son action est essentielle. Elle marque notre engagement envers nos alliés. Elle ne doit pas rester figée dans ses structures et son concept tactique. Elle doit faire preuve de dynamisme en s’attachant à s’adapter à l’évolution des esprits et des technologies. En particulier notre volonté est, pour les années à venir, de privilégier la puissance de feu et la mobilité.
À cet égard, j’ai mis en chantier une importante étude visant à la création d’une force d’hélicoptères anti-chars, la FHAC, qui regrouperait au sein d’une division d’une mobilité totale, plusieurs régiments d’hélicoptères. Il s’agit d’ailleurs moins de créer des moyens ex-nihilo — on imagine quel en serait le coût — mais bien davantage, il est question de grouper en unités importantes des moyens qui existent en grande partie mais qui sont aujourd’hui relativement dispersés.
Une telle FHAC nous permettrait, infiniment mieux qu’aujourd’hui, de nous engager aux côtés de nos alliés, dès lors que nous en aurons pris la décision, à l’endroit et au moment que nous aurions, le cas échéant, choisi. Il s’agit là d’études que j’ai fait conduire par le groupe de planification et d’études stratégiques et que les états-majors approfondissent pour en vérifier la validité sous leurs aspects opérationnels.
Certes, nous ne voulons pas nous engager dans une course aux armements conventionnels, notre stratégie nucléaire est une stratégie de prévention de la guerre. Mais tant pour répondre à des conflits mineurs qui viseraient à tourner notre dissuasion que pour défendre nos intérêts dans le Monde et respecter les accords de défense et de coopération qui nous lient à d’autres pays, nous devons posséder également un ensemble complet de forces conventionnelles : armée de terre, marine, armée de l’air, gendarmerie. Ces forces doivent être aptes à faire face à des menaces classiques mais aussi à des menaces plus diffuses comme par exemple le terrorisme.
La politique de défense de la France ne s’arrête pas aux limites de la vieille Europe. En effet, défenseurs des droits de l’homme et affirmant avec force le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, nous récusons la logique implacable des blocs, et nous n’oublions pas les liens tissés entre la France et les États qui ont conclu avec nous des accords de coopération et de défense.
Les moyens de cette stratégie mondiale reposent en grande partie sur nos forces prépositionnées et l’exemple de la guerre des Malouines a confirmé l’intérêt de tels appuis extérieurs. En 1982 nous avons Outre-Mer 18 910 personnels, 76 aéronefs, 50 bâtiments de la Marine dans les DOM/TOM et à l’étranger grâce à des facilités accordées par des nations qui ont passé des accords avec nous, tels que Djibouti, Sénégal, Gabon, Côte d’Ivoire, République Centrafricaine…
Ces forces ne suffisent pas toujours à résoudre tous les problèmes survenant outre-mer. Aussi disposons-nous de forces d’assistance rapide de manière à pouvoir agir à la demande, de façon parfois quasi immédiate. Leur action peut se dérouler dans un cadre bilatéral ou multinational selon les circonstances. Citons la force d’interposition au Liban, les observateurs français au Sinaï, ou, pour ce qui est d’un passé récent, l’aide logistique à la force inter-africaine, le secours aux boat-people dans le golfe du Siam.
Pour valoriser ces forces qui participent au rayonnement de la France à l’étranger, nous cherchons à renforcer leurs équipements et à joindre au personnel d’active de jeunes appelés volontaires : l’intérêt marqué par les jeunes nous le permet. J’ajoute que ces forces doivent être aussi polyvalentes que possible. Les forces d’assistance rapide doivent pouvoir aussi, le cas échéant, être engagées en Europe.
L’efficacité de ces forces d’assistance rapide est d’autant plus grande qu’elle est sous-tendue par une politique constante de coopération avec les États du Tiers-Monde ; il s’agit en quelque sorte du volet militaire de notre politique de promotion du dialogue Nord-Sud. Sait-on aujourd’hui que 7 000 stagiaires militaires étrangers travaillent en France dans nos écoles militaires et les industries d’armement ? Qui peut ignorer l’importance de nos efforts pour favoriser les transferts de technologie militaire en direction de pays véritablement non-alignés qui veulent, tels l’Inde, le Brésil ou l’Égypte, s’affranchir de toute dépendance technologique, militaire et politique à l’égard de l’un ou l’autre des super-grands ? Pour donner un seul exemple, bien d’actualité, je parlerai du Liban, où se manifestent concrètement les différents aspects de cette politique : je citerai ainsi notre participation aux côtés des Libanais, des Américains et des Italiens, au sein de la force multinationale, — soit 1 600 soldats français auxquels il faut ajouter les 900 Français de la FINUL —, et la nouvelle armée libanaise, dont 120 officiers sont aujourd’hui en formation en France ; notre effort financier aussi, une ligne de crédit militaire de plus de 600 MF étant ouverte au gouvernement libanais. Et je pourrais citer encore d’autres exemples, dans bien d’autres États.
Tout ceci nous éloigne de l’utilisation à des fins guerrières de l’instrument militaire et montre bien que nos forces servent la paix. La démonstration en est apportée aussi par notre proposition de réunir une conférence sur le désarmement en Europe (CDE), concernant l’ensemble des forces conventionnelles de l’Oural à l’Atlantique. Nous émettons le vœu que la conférence de Madrid s’accorde sur un projet de mandat raisonnable pour cette CDE.
Mais une stratégie mondiale confrontée à un niveau élevé de menaces aggravées par la confrontation — et parfois la complicité — des super-puissances, doit disposer de moyens adaptés. À cet égard, je rappelle qu’en 1982, et cela en dépit de l’annulation de certains crédits, l’augmentation du budget après inflation aura été de plus de 4 %. C’est là un résultat qu’envient tous nos voisins. Pour 1983, le budget que j’ai présenté au Parlement reflète à la fois la rigueur qu’appelle le rétablissement des grands équilibres économiques et la transition entre la dernière loi de programme incomplètement réalisée à son terme normal en 1982, et la future loi de programmation. Ce budget 1983 préserve le pouvoir d’achat des armées, et maintient l’effort par rapport au PIBM à un niveau qui dépasse celui atteint par nos voisins du continent européen. J’ajoute qu’il ne prévoit aucune réduction d’effectifs. Il est caractérisé aussi par la croissance importante des dépenses destinées aux forces nucléaires, puisque les crédits de paiement doivent augmenter de 14,4 % et les autorisations de programme de 24,6 %. Ainsi est confirmé notre attachement à notre stratégie de dissuasion.
Mais que vaudrait notre stratégie, que vaudraient nos intentions, que signifieraient ces moyens si était absente la volonté de défense ?
Cette volonté de défense doit être la traduction d’une volonté populaire, de la nation tout entière et pas seulement l’affaire d’élites éclairées ou de spécialistes. Les armées sont l’émanation de la nation et la sécurité du pays implique la participation des Français : notre service national dont nous cherchons à améliorer sans cesse le contenu en est le fondement. Cet objectif ne peut être atteint que par la recherche permanente d’un équilibre dynamique entre une étroite identification de l’armée à la nation et le respect intransigeant des impératifs de défense.
Les armées doivent être toujours davantage ouvertes sur la nation afin d’être mieux comprises et mieux intégrées. À tous les échelons, chaque citoyen doit se sentir concerné par la défense. Les sondages récents montrent que la conscription reste très bien acceptée dans notre pays. Mais nous voulons aller plus loin, et une action commune a été entreprise de concert avec le ministre de l’Éducation nationale pour contribuer à la formation de citoyens pleinement responsables conscients des questions de défense. Un protocole d’accord a été signé par Monsieur Savary et moi-même dans ce sens le 23 septembre à bord de la corvette Montcalm. Par ailleurs, j’ai demandé aux trois armées d’accentuer les échanges entre les écoles, les universités et les unités des armées.
Toutes ces actions sont destinées à renforcer les sentiments d’unité, de solidarité, de fraternité qui doivent lier la France à ses armées, les soldats à la nation. Le personnel militaire est connu pour sa fraternité d’armes dans le respect de la hiérarchie. Cette fraternité doit s’ouvrir plus encore vers l’extérieur au-delà des unités et de ses organismes de concertation internes.
Au-delà de la stratégie et de la volonté de défense de la nation, je voudrais souligner que la défense forme un tout ; ce n’est pas le domaine particulier du ministre de la Défense et tous mes collègues ministres ont chacun dans leur partie leur rôle à jouer pour contribuer à la défense du pays en temps de guerre, mais aussi dès le temps de paix : éducation, plan, intérieur, économie. La Constitution et l’ordonnance sur la défense de 1959 précisent bien que le Président de la République est le chef des Armées et que sous son autorité le Premier ministre fixe l’organisation générale de la défense, chaque ministre ayant un rôle à jouer en la matière.
Le ministre de la Défense est chargé des moyens militaires de la défense globale du pays. Il ne faut pas oublier à ce propos que le ministère de la Défense effectue plus d’investissements directs que tout autre département ministériel et qu’il serait absurde par exemple de présenter au Parlement, l’année prochaine, notre programmation militaire 1984-1988 sans être en harmonie avec la planification nationale. L’évolution du niveau des dépenses militaires a une influence importante et directe sur l’activité industrielle et commerciale, et donc sur l’emploi, et cela dans toutes les régions du pays. Je me contenterai de mentionner, à titre d’exemple, les régions de Marseille, de Toulouse et de Bordeaux pour l’industrie aérospatiale. Sait-on que l’État emploie directement 90 000 personnes dans les industries d’armement, que plus de 300 000 travailleurs sont employés dans les industries d’armements ? En comptant les sociétés sous-traitantes et les fournisseurs, ce sont environ un million d’employés qui travaillent dans les secteurs alimentés par le budget de la Défense.
Réfléchir à notre politique de défense, à notre stratégie nationale de dissuasion, est votre rôle dans cet Institut des Hautes Études de Défense Nationale et vos réflexions viendront, j’en suis sûr, elles aussi contribuer à l’amélioration de la défense de notre pays dans un esprit de solidarité, d’unité et de fraternité. ♦