Conférence du Chef d'état-major des armées à l'École d'état-major le 31 janvier 1947.
Essai d'adaptation de l'organisation militaire aux conditions futures de la guerre
Introduction
En juillet dernier, j’avais tenu à venir présider une conférence sur « les conditions futures de la guerre », faite devant la promotion qui vous précédait, afin de marquer l’intérêt que j’attachais à cet exposé, introduction à une série d’études entreprises sur mes directives.
Cette conférence, bien que vieille de six mois, reste une base valable d’information et de réflexions.
Certains points, mal connus de nous à cette époque, comme l’efficacité des projectiles atomiques, sont maintenant l’objet de renseignements assez précis qui justifient quelques rectifications de détail, sans d’ailleurs nuire à l’ensemble. On vous a distribué cette conférence avec ses rectifications. Vous avez dû la lire, et vous avez ainsi acquis une première connaissance de ces problèmes d’avenir.
J’avais, dès ce moment, cherché à dégager en conclusion quelques traits essentiels susceptibles d’orienter la suite de nos recherches.
Aujourd’hui, je crois utile de revenir personnellement sur ces points d’accrochage. Le moment vient, en effet, de serrer de plus près ces données pour amorcer le stade des réalisations.
Depuis un an, l’armée française traverse une crise d’adaptation aux conditions nées de l’après-guerre et imposées par l’état de nos finances. Dans cette situation qui se prolongera encore nécessairement, il convient de ne rien négliger cependant de ce qui peut hâter la connaissance des grandes lignes de l’organisation militaire à adopter dès que possible.
Or, cette organisation ne peut être définie qu’en fonction et en vue d’une mobilisation, car l’organisation militaire doit, avant tout, répondre aux besoins de la guerre et la guerre moderne, vous le verrez quand nous étudierons le problème, repose sur des notions nouvelles de mobilisation. C’est donc en partant de l’idée de mobilisation que nous examinerons les problèmes de l’avenir pour en déduire les conclusions dont nous avons besoin pour entrer dans le domaine des réalisations.
Je n’ai certes pas la prétention de vous apporter un plan coté — ni même des principes de base définitivement arrêtés. Je ne viens pas, ce matin, vous enseigner le dogme, mais seulement vous présenter quelques certitudes que nous croyons tenir dès maintenant, en dégager les premiers éléments d’un plan d’action, et vous inviter à mettre le meilleur de votre intelligence à y réfléchir.
Les variables et les constantes
Le progrès matériel foudroyant de ces dernières années conduit à une révolution dans les formes de la guerre que l’on peut dès à présent entrevoir dans ses grandes lignes les plus probables, tandis que l’expérience du dernier conflit permet de tirer un certain nombre d’enseignements sans doute valables pour un avenir prochain.
Toutefois, tant dans les hypothèses sur l’avenir que dans les déductions sur le passé, il s’en faut que toutes ces conclusions aient la même valeur probable : certaines dépendent étroitement de la valeur et de l’extension des inventions nouvelles, tandis que d’autres se rapportant au phénomène de la guerre pris dans son ensemble ou aux réactions humaines qu’il entraîne, sont, dans une large mesure, indépendantes des caractéristiques techniques des engins et méthodes de combat.
Les premières, qui dépendent étroitement du matériel de guerre, sont essentiellement des variables, les secondes représentent des constantes, sinon absolument immuables, du moins d’évolution très lente.
Devant les inconnues redoutables des inventions nouvelles, il est difficile de bâtir une architecture militaire sûrement valable si l’on ne s’appuie pas, en premier lieu, sur ces constantes. L’analyse de ces constantes est donc indispensable à tout essai d’adaptation aux conditions de la guerre de demain.
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Première constante : la guerre totale
Le fait essentiel, central, du dernier conflit, c’est le caractère total — on pourrait même dire intégral (1) — de la guerre moderne.
Ce phénomène, qui s’était annoncé depuis la naissance des grandes guerres nationales qui opposèrent peuples à peuples, a connu une nouvelle ampleur du fait de la guerre de matériel ; l’introduction du machinisme dans les armées entraîne aujourd’hui la nécessité d’un effort de production si grand que tous les éléments de la puissance d’un État : démographie, industrie, richesse et valeur technique, doivent être mobilisés pour la guerre.
Mais la guerre n’est pas seulement devenue totale par la coopération de l’effort de tous ; elle l’est devenue aussi par l’extension du danger de guerre à toute la surface des pays belligérants. Hier, la motorisation et l’avion, demain les fusées et les forces aéroportées accroissent le rayon d’action des moyens militaires au-delà des anciens « fronts » et de leurs arrières immédiats jusqu’aux points les plus éloignés du territoire national qui peuvent être détruits ou occupés par l’ennemi. Ainsi, tout habitant devient une victime possible et tout homme valide un combattant en puissance.
Participation générale à l’effort de guerre, participation générale au danger de guerre, participation éventuelle de tous à la lutte armée ou clandestine, tels sont les trois termes essentiels qui confèrent à la guerre moderne un caractère absolument total.
C’est dire que la guerre déborde plus que jamais du cadre traditionnel et spécialisé des armées pour mettre en jeu toutes les forces vives de la nation, morales et matérielles, quelle que soit l’évolution de la science et son application à la guerre.
Il en résulte que l’élément premier de toute conception rajeunie de la mise en état de défense du pays doit être la préparation et l’organisation de la convergence de toutes les activités et de toutes les ressources nationales en vue de la guerre. Ce sera la mobilisation totale, formule nouvelle de la mobilisation générale.
De cette mobilisation totale, la mobilisation militaire n’est qu’une partie : il ne suffit plus aujourd’hui de lever dans le pays tout ce qui est susceptible de jouer un rôle dans la bataille, mais il faut aussi susciter et conduire les forces de toute nature de la Nation. Il ne peut donc y avoir de mobilisation totale sans une véritable transformation de toutes les activités en vue de la guerre. Celle-ci suppose une organisation adéquate de l’appareil gouvernemental : il s’agit, en effet, moins de préparatifs étudiés par un ministère spécialisé que de l’organisation de la structure du Gouvernement selon les exigences de la guerre totale et les besoins de sa préparation. On a pu constater une transformation dans ce sens au cours du dernier conflit dans tous les États en guerre, qu’ils soient totalitaires ou démocratiques. Si la France elle-même n’a pas connu cette adaptation, c’est uniquement parce que le territoire de sa Métropole s’est trouvé occupé dès la première phase du conflit.
La mobilisation totale peut être subdivisée en fonction de ses principaux domaines.
1° La mobilisation morale du pays et l’attaque du moral adverse correspondant à ce qu’on a pu appeler la « guerre psychologique », clé de « l’esprit de guerre » ou de « l’esprit de résistance », et dont l’œuvre essentiellement politique incombe à l’ensemble du Gouvernement et aux organes d’information. Cette forme de lutte a fait l’objet, ces dernières années, de techniques très précises qui doivent être étudiées et mises en œuvre avec méthode.
2° La mobilisation de la production et l’attaque de la production adverse, correspondant à ce qu’on a pu appeler « la guerre économique ». Cette mobilisation vise non seulement la production nécessaire aux armées, mais aussi le rationnement de la consommation et la rationalisation de la production « civile », en vue de dégager le maximum d’effectifs en vue du combat. Le planisme de guerre, tel qu’il a été réussi par des méthodes différentes aussi bien en Russie qu’en Allemagne, en Angleterre ou aux États-Unis, demande des prévisions à très longue échéance et une législation spéciale très complète. On peut expliquer toute l’histoire de la guerre par le décalage entre les dates auxquelles Allemands, Russes, Anglais et Américains ont mis en œuvre leur planisme de guerre. Ces derniers ne pourront débarquer en Europe qu’en 1944 parce qu’ils n’ont démarré qu’en 1940. Ainsi ce planisme conditionne étroitement plusieurs années à l'avance le potentiel proprement militaire des États. Œuvre du Gouvernement et des départements ministériels compétents en matière d’économie, de production et de main-d’œuvre, il doit être constamment préparé et suivi comme l’une des branches du plan économique du pays.
3° La mobilisation des amitiés extérieures, correspondant à ce que l’on peut appeler « la guerre diplomatique ». Il s’agit ici d’orienter et de vivifier l’action diplomatique selon des conceptions tenant compte de réalités économiques et stratégiques, en vue de la sécurité du pays. On a parlé de l’antinomie existant entre « avoir l’armée de sa politique » et la « politique de son armée ». Il faut, en réalité, avoir la politique extérieure et l’armée de sa politique générale. Cette synthèse nécessaire doit être constamment conduite par le Gouvernement et, par conséquent, organisée par des rouages appropriés.
4° Enfin, la mobilisation proprement militaire correspondant à la lutte armée nécessite la mise sur pied de toute la Nation. Elle comporte aujourd’hui, d’une part la mobilisation des armées issues de la Nation et chargées de porter les armes destinées à obtenir ou recueillir la décision, et, d’autre part, la mise en état de défense de toute la population, soit pour la protéger contre tous dangers, soit pour lui permettre de participer au combat ou à la résistance en cas d’invasion. Cette mobilisation militaire « élargie », qui est l’un des enseignements les plus nets du dernier conflit vise donc à réaliser non seulement « l’Armée nationale », mais la « Nation armée » dans son intégralité. Elle semble pouvoir incomber aux ministères militaires, mais nécessite un concert gouvernemental à cause de ses interférences avec les autres formes de mobilisation.
On conçoit que, dans une nation moderne, il apparaît indispensable que le Gouvernement doit en permanence (et non en temps de guerre seulement) être organisé en vue de pouvoir assurer les quatre fonctions que nous venons d’analyser sommairement. Leur synthèse constitue la préparation et la conduite de la guerre totale qui relèvent évidemment de l’échelon du chef du Gouvernement.
Dans l’exécution, cette préparation et cette conduite de la guerre totale comportent la mise en œuvre de la plupart des départements ministériels, sinon de tous. En effet, comme l’avait déjà vu Clausewitz dans un sens plus restreint, la guerre totale est la continuation et l’intensification de toutes les activités vitales du pays.
La loi du 11 juillet 1938 sur l’organisation de la Nation pour le temps de guerre avait bien organisé la préparation à la guerre totale en chargeant chaque ministre de la mobilisation de la catégorie de ressources correspondant à son activité. Mais cette loi apparaît aujourd’hui bien vieillie, car elle ne concerne surtout que les mesures de défense passive et de mobilisation industrielle, et distingue encore trop nettement la réquisition civile de la mobilisation militaire. Sa refonte s’impose pour tenir compte de l’expérience que nous avons durement acquise depuis.
Quelles pourraient être les grandes lignes de la nouvelle loi remplaçant celle du 11 juillet 1938 ? Cette législation, elle aussi, devrait viser non seulement le temps de guerre, mais le temps de paix car, en dehors des raisons déjà exposées, les événements de ces dernières années ont prouvé que l’on était susceptible de passer de la paix à la guerre par une graduation très nuancée ou par des surprises très brutales, comme à Pearl-Harbour, et que l’état de paix pouvait parfois comporter de redoutables dangers pour la nation. On peut imaginer également qu’un certain nombre d’organes gouvernementaux et administratifs permanents soient institués pour coordonner l’activité des différents départements ministériels. Cette coordination peut se concevoir à l’échelon central, celui de la guerre totale, ou à l’échelon de ce que nous avons appelé la mobilisation psychologique, la mobilisation économique, la mobilisation des amitiés extérieures et la mobilisation proprement militaire ou encore à d’autres échelons (celui du territoire ou de la recherche scientifique, par exemple) comme l’ont réalisé nos Alliés pendant la guerre.
De l’étude du problème, on peut tirer un certain nombre de conclusions techniquement valables. Mais ce problème, dont la solution relève de la nation tout entière, est surtout un problème politique, comme tout ce qui touche à l’organisation du Gouvernement. Nous ne pouvons donc ici, comme techniciens militaires, que souligner du point de vue de l’armée l’importance des questions soulevées par l’organisation de la guerre totale, et suivre attentivement les solutions qui leur seront données.
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Une seconde conséquence de la guerre totale est la transformation de la notion du Service Militaire — avec ses exceptions du temps de guerre comme « l’affectation spéciale » — pour l’élargir jusqu’à celle du « Service National ».
Pendant toute la durée active de son existence, chaque homme ou femme a un devoir éventuel de guerre dans la production, l’administration ou l’armée, et les obligations qui en résultent doivent être également impératives pour tous. La mise en œuvre de ce principe constituerait le Service National. D’autre part, le Service National pourrait entraîner des obligations sociales ou collectives, notamment en ce qui concerne les entreprises.
L’application du Service National, aussi bien aux besoins civils qu’aux besoins militaires, conduirait à résoudre des problèmes nouveaux pour nous.
Puisqu’il faut répartir des ressources en personnel entre deux secteurs, celui des armées d’une part, celui de la production, d’autre part, on se trouve dans l’obligation d’assurer un juste équilibre entre les nécessités d’ordre militaire et les besoins généraux du pays en temps de guerre et en temps de paix. On se doit également de rechercher pour chaque individu ou collectivité l’emploi conférant le meilleur rendement à leur activité en temps de guerre, que cette activité soit de caractère psychologique, administratif, économique ou militaire.
On se trouve ainsi conduit à la nécessité d’élaborer pour le temps de guerre un véritable « Plan » à l’échelon national, prévoyant l’ensemble des besoins du pays en guerre, et allouant à chaque secteur les moyens qui lui sont indispensables. La préparation à la guerre oblige également à l’établissement d’un plan du temps de paix non seulement pour faire face en permanence aux besoins de l’économie, comme le plan Monnet actuel, mais pour affecter au secteur militaire les ressources en hommes, en argent et en production correspondant aux missions permanentes des forces armées, à l’instruction militaire du pays, et à la constitution des stocks de toute nature nécessaires à la guerre.
Ce « Plan National » pour le temps de paix et pour le temps de guerre serait la base de toute coordination et de toute prévision logique. Il serait naturellement l’œuvre du Gouvernement.
Le Service National pourrait également permettre d’envisager sous un jour nouveau le service militaire en temps de paix.
Les idées émises à ce sujet sont encore trop peu mûries pour que l’on puisse, dès maintenant, prendre aucunement position à ce sujet ; mais je ne veux pas manquer l’occasion que m’offre cette conférence de vous exposer, à titre purement indicatif, un certain nombre de conceptions qui pourront vous donner matière à réflexion.
On peut déduire de la notion de mobilisation totale qu’une partie importante de la population sera affectée pendant la guerre au secteur civil, production ou administration. Ces « réservistes au titre civil » ne participent à la lutte armée que pour la défense locale du territoire en cas d’invasion. Leur qualification militaire n’est donc pas la même que celle des réservistes au titre des forces armées. Leur instruction militaire pourrait donc être plus courte, mais des obligations nouvelles d’ordre civil devraient leur être imposées.
Une seconde catégorie serait celle composée des professionnels dont les aptitudes trouvent une application immédiate dans l’organisation militaire : conducteurs de poids lourds ou bons dépanneurs par exemple feront très vite des soldats du train ou des ouvriers d’unités de réparation.
Enfin, certaines professions peuvent présenter en temps de paix un intérêt vital pour la Nation : tel est le cas actuel des mineurs ; demain, d’autres activités, notamment dans nos territoires d’outre-mer, peuvent revêtir le même caractère.
Toutes ces considérations conduisent à concevoir un service militaire actif nuancé selon les besoins de l’Armée et du Pays. L’inégalité qui en résulterait pourrait paraître contraire à nos traditions ; mais l’application du Service National permettrait de compenser par des obligations civiles équivalentes les obligations militaires dont les bénéficiaires se trouveraient déchargés. Ainsi, le Service National serait égal pour tous, mais comporterait des dosages différents d’obligations militaires et civiles.
Il est sans doute trop tôt pour juger de l’accueil que le Pays fera à ces conceptions nouvelles. Il ne faut pas dissimuler non plus que la forme des obligations civiles en temps de paix est difficile à élaborer, et que la diversité des obligations militaires peut se heurter à de sérieuses objections d’ordre politique. Il n’en reste pas moins que le Service National, peut-être d’application délicate en temps de paix, s’imposerait en temps de guerre comme l’une des bases de la mobilisation totale. Sous cette forme d’ailleurs, il ne ferait que systématiser certains errements déjà en pratique au cours des deux dernières guerres.
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Ainsi, la forme totale prise par la guerre moderne est susceptible d’avoir des répercussions profondes sur nos institutions. Dès 1946, le législateur l’a parfaitement senti en introduisant pour la première fois en France, dans la Constitution de la IVe République, les notions de « mise en commun des ressources » pour la sécurité de l’Union Française et de la « coordination des mesures de Défense nationale ». Mais ces notions générales qui se situent justement à l’échelle des principes constitutionnels, doivent maintenant se traduire par une législation appropriée et une adaptation de la structure gouvernementale et des organes administratifs, tenant compte de ces préoccupations essentielles.
Sans la construction de cet édifice rien de valable ne pourra être entrepris dans le domaine de la technique militaire, puisque celui-ci n’est plus maintenant que l’une des composantes de la guerre totale, et qu’en tout état de cause, il ne peut être que la résultante de l’effort consenti dans les autres domaines. Cette interdépendance complète entre les diverses formes de la guerre totale est devenue une évidence rencontrée à l’occasion de chaque problème et spécialement dans tout ce qui concerne la préparation à la guerre. Or, aujourd’hui, à cause des délais considérables requis pour la réalisation notamment des programmes de fabrication, la préparation commande et domine l’exécution. Il n’y a pas de conduite des opérations militaires sans un effort préalable pour la préparation des forces du Pays, préparation qui est déjà, plusieurs années avant les opérations militaires, un acte de guerre totale. Vous voyez ainsi apparaître la notion de ce qu’on a pu appeler la « paix stratégique ».
Consciente de cette réalité, l’Armée se sent incapable de résoudre à elle seule les problèmes dont sa puissance dépend étroitement. Loin de vouloir contrôler, sous le couvert de la Défense Nationale, l’ensemble des activités du Pays, elle souhaite ardemment, qu’en dépassant la conception « Défense Nationale », entachée de prépondérance militaire dans son acception traditionnelle, la Nation tout entière prenne conscience de son rôle permanent dans le concert des efforts de toute nature déployés pour la guerre totale et qu’elle s’adapte résolument aux formules nouvelles qui, seules, peuvent assurer sa sécurité.
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Deuxième constante : le territoire
Dans le domaine militaire proprement dit, c’est-à-dire celui de la lutte par les armes, on peut également distinguer un certain nombre de « constantes » au milieu des si nombreuses variables résultant de l’évolution des matériels de guerre.
Les inventions récentes comportent en effet des caractéristiques communes :
a) D’abord, elles se propagent presque toutes par l’air : qu’elles utilisent le projectile ou l’avion transporteur de troupes ou d’engins de destruction, bombe atomique, infection bactériologique ou sensibilisation aux rayons cosmiques.
À la surface rugueuse de la terre ou lisse de la mer s’ajoute désormais le volume atmosphérique ou stratosphérique qui permet seul les grandes vitesses et les grandes portées.
Corrélativement, c’est dans la troisième dimension sous terre et sous l’eau que se développera l’abri indispensable.
b) Ensuite, toutes ces inventions conduisent à un accroissement énorme de la puissance du feu, « feu » étant pris dans son sens le plus large ; l’énergie nucléaire multiplie, dans des proportions inouïes, le rendement des meilleurs explosifs ; à la charge creuse qui perce tous les blindages, la charge plate ajoute un accroissement de puissance qui n’a pas encore révélé ses limites ; l’arme bactériologique peut être appelée à des effets considérables.
Enfin, les progrès incessants en matière de propulsion à réaction et de téléguidage ouvrent désormais à cette puissance destructive et au déplacement des forces un énorme champ d’action, à l’échelle des continents et même de la planète.
Ces perspectives conduisent à envisager un accroissement de la mobilité, de la portée et de la puissance du feu, et la priorité de la menace aérienne.
Dès lors, quelle que soit la forme des opérations militaires, on peut admettre comme certain que celles-ci s’appliquèrent à la totalité du territoire national, non seulement à celui de la Métropole, mais à celui de l’Union Française prise dans son ensemble, et que, par conséquent, la défense du territoire doit se concevoir non plus à sa périphérie, à ses frontières, mais sur toute sa surface.
La mise en état de défense du Pays sur toute sa surface conduit à la nécessité de distinguer complètement le quadrillage territorial du corps de bataille, puissante réserve stratégique capable d’intervenir en force là où l’ennemi ferait effort. Cette réserve stratégique, à la disposition du Commandement Suprême, semble devoir être normalement articulée sur les divers théâtres d’opérations selon la manœuvre d’ensemble. Lorsque les éléments de cette réserve seraient destinés à intervenir au profit d’un théâtre, ils seraient placés à la disposition de ce théâtre. Ainsi, dans la conception générale de la guerre militaire, la défense territoriale jouerait en quelque sorte le rôle d’une armure couvrant toutes les parties du territoire national, tandis que le Corps de Bataille représenterait l’épée, chargée de porter les coups à l’ennemi et de parer les siens.
Ce Corps de Bataille moderne, forme rajeunie des armées traditionnelles, sans doute constitué de la combinaison d’unités des trois armées, semble devoir être doué d’une grande mobilité à l’échelle des théâtres d’opérations de l’avenir. Il sera donc entièrement motorisé, et très vraisemblablement aéroportable, pour pouvoir sauter d’un théâtre d’opérations à l’autre. Il devra, par conséquent, allier légèreté et puissance, formule qui ne sera réalisable que par l’emploi de matériels de conception nouvelle, dont l’élaboration est à peine commencée.
Cette analyse vous montre que le Corps de Bataille de demain est trop soumis aux variables techniques pour que l’on puisse faire fonds sur les solutions dès maintenant entrevues (2). Si, dans sa forme de transition, il doit être toujours maintenu à la hauteur de ses missions permanentes, qui, même en temps de paix, peuvent nécessiter des forces importantes — l’Indochine est, à cet égard, un exemple saisissant, — dans sa forme future, il ne peut et ne doit être actuellement qu’un domaine de réalisations progressives et d’études activement poussées.
Par contre, la conception nouvelle de la défense du territoire peut, dès à présent, faire l’objet de conclusions immédiatement applicables.
En effet, cette défense semble devoir comporter les deux grandes catégories suivantes :
a) Organisation d’une forte infrastructure chargée de l’interception aérienne couvrant l’ensemble du territoire et capable de déceler et de détruire les engins ennemis en l’air, et d’alerter à temps les forces défensives et les populations. Aujourd’hui formée de la combinaison de guet-radar, de chasse et de D. C. A., elle sera peut-être demain à base d’engins radioguidés lancés à la rencontre des projectiles adverses. Prête en tout temps à fonctionner, elle devra faire appel à des réservistes mobilisés localement à l’intérieur d’un encadrement permanent toujours en place.
La Protection Nationale, sorte de défense passive élargie actuellement en cours d’élaboration et qui va nécessiter des moyens considérables en raison de la puissance de destruction des armes nouvelles, doit normalement être liée de façon intime à l’organisation de l’interception aérienne.
b) Organisation de l’autodéfense des points sensibles, c’est-à-dire non seulement les positions, zones, installations et dépôts intéressants du point de vue stratégique, mais aussi toutes les organisations possédant une valeur du point de vue politique ou du point de vue de la production.
L’autodéfense devra réaliser en tout temps : la protection, c’est-à-dire la garde de ces points sensibles, et, en cas d’attaque, leur défense immédiate, en attendant, si nécessaire, l’intervention des forces mobiles puissamment armées. En cas d’invasion, l’autodéfense devra amorcer l’organisation de la résistance intérieure, par constitution de réseaux d’agents et de maquis.
Les effectifs considérables requis pour l’autodéfense ne peuvent être trouvés que par la mobilisation sur place des populations elles-mêmes selon des modalités s’inspirant peut-être de la Home Guard et de la Civil Defence, éventuellement des Milices Suisses. L’organisation de la « Protection Nationale » devra pouvoir être intégrée dans ce système, et, en tout cas, être étroitement coordonnée avec elle.
Cette analyse permet déjà de tirer un certain nombre de conclusions sûrement valables dans l’avenir. Il est, en effet, certain que si l’équipement et le mode d’action des forces chargées de l’interception aérienne et du combat terrestre sont, dans une large mesure, fonction du matériel de guerre qui est en train de s’élaborer, l’articulation de ces forces, leur implantation, l’organisation de leur mise sur pied notamment, sont liées directement à la notion même du territoire, constante sur laquelle on peut bâtir les grandes lignes du système de défense.
a) Il faut d’abord articuler le territoire de l’ensemble de l’Union Française en théâtres d’opérations, zones stratégiques et secteurs de défense, bases d’opérations et zones sensibles. Cette articulation peut être déduite dès maintenant de l’étude stratégique et économique des territoires de l’Union Française. On pourra alors définir les régions essentielles et l’ordre d’urgence des efforts. Sans vouloir préjuger ici de l’articulation géographique que nous serons appelés à choisir, il convient d’examiner les grands traits du problème, tels qu’ils commencent à se révéler.
Le théâtre d’opérations, échelon de commandement combiné coiffant le territoire et ceux des éléments du Corps de Bataille placés à sa disposition, doit être à la taille des nécessités aériennes. Avec les avions faisant plus de 1.000 kilomètres à l’heure, nous ne pouvons concevoir que des théâtres d’opérations très vastes, pouvant même dépasser en étendue les limites du territoire national.
Des théâtres d’opérations aussi vastes doivent alors être subdivisés pour l’exercice du commandement combiné. On arrive ainsi à la notion de régions ou zones stratégiques dans lesquelles la défense du territoire et les forces des Trois Armées seraient réunies sous un même commandement, la conduite de la bataille aérienne et le commandement des réserves stratégiques restent toutefois centralisés à l’échelon des théâtres d’opérations.
Enfin, les secteurs de défense s’appliquant aux frontières, aux côtes ou à l’intérieur, ne comporteraient que la défense territoriale, renforcée, si nécessaire, par des éléments du Corps de Bataille.
La base stratégique est une conception nouvelle qui tient à la fois de l’ancienne base navale, lieu protégé disposant des services nécessaires à la vie et à la réparation des forces de haute mer, et du puissant appareil logistique que nous avons vu fonctionner chez nos Alliés, au profit des Armées en opération. La base stratégique devient la zone où se trouvent implantés les services nécessaires à l’action du Corps de Bataille. C’est normalement un ensemble d’installations, infrastructure aérienne, port, dépôts, établissements de réparation, etc…, couverts par des défenses adéquates contre la menace terrestre, maritime et aérienne. Elle est donc placée sous un commandement combiné. La dispersion qu’impose aujourd’hui la menace atomique conduit à envisager non pas une ville ou un port, mais toute une région, par exemple la Bretagne occidentale au lieu de Brest, la Tunisie du nord au lieu de Bizerte.
De même, la notion de zone sensible, partie importante du territoire national, doit maintenant étendre l’ancienne conception de « point sensible » à l’échelle des grandes agglomérations industrielles ou humaines.
b) Il faut ensuite implanter une infrastructure comportant des organes de commandement, des transmissions, des établissements et des dépôts, d’une façon générale, tout ce qui constituera l'ossature des diverses catégories de la défense territoriale.
Cette ossature, il faut attirer l’attention sur ce point, devra être permanente dans ses éléments essentiels, car on ne peut attendre un conflit pour installer les P. C, centraux de renseignements ou de transmissions, organes de réparation et d’entretien qui doivent pouvoir fonctionner dès l’ouverture des hostilités. La protection de ces organes vitaux devra être réalisée dès le temps de paix par la construction ou l’aménagement d’abris passifs et par des fortifications d’un nouveau type.
Ainsi, l’infrastructure territoriale prend la place autrefois dévolue aux défenses que l’on préparait surtout aux frontières. Sur le plan matériel, elle représente l’aspect moderne de la couverture.
c) Il faut enfin préparer la mise sur pied des forces territoriales.
Là, nous arrivons dans un domaine entièrement nouveau. En effet, ces forces territoriales semblent devoir être constituées en majorité d’unités à mobilisation locale : celles-ci seraient organisées de manière à fournir les permanences suffisantes à la garde et à la protection des zones sensibles, et au fonctionnement des services territoriaux de défense aérienne, côtière et terrestre, sans pour cela désorganiser la production. En cas de danger, ces moyens seraient renforcés par l’alerte de la population, dont une fraction continuerait à travailler, tandis qu’en cas d’attaque, tous les réservistes concourraient à la défense.
Ainsi, les Réserves correspondantes renforcées par les jeunes du Service prémilitaire, devraient être organisées, encadrées et instruites sur le plan local (3) pour participer au guet, à la protection des points sensibles, à la D. C. A., à l’extinction des incendies, au sauvetage des blessés, ainsi qu’à la défense immédiate de ces points sensibles. On voit les interférences de cette mobilisation, quasi-universelle et pourtant nuancée, avec la vie même de la région et les problèmes qui en résultent pour les relations entre le Commandement militaire et les Autorités civiles.
L’organisation de cette mobilisation locale en vue de l’autodéfense et de l’autoprotection apparaît comme l’une des tâches les plus importantes que nous ayons à résoudre, tant par sa nécessité que par sa nouveauté.
Mais il y a lieu de souligner, avant de quitter ce sujet, que l'organisation de la défense du territoire dont nous pouvons raisonner sans grandes chances d’erreur, est également le domaine dans lequel les réalisations risquent le moins actuellement de se heurter à des difficultés financières sérieuses.
En effet, l’armement des forces territoriales ne nécessite en général qu’un matériel connu, le plus souvent léger et facile à multiplier (4). L’implantation de l’infrastructure, plus coûteuse, pourrait être réalisée progressivement en commençant par les zones les plus sensibles. Nous nous trouvons donc aujourd’hui à même d’entreprendre la mise sur pied de l’un des éléments essentiels de notre défense, en attendant d’être en mesure, intellectuellement et financièrement, de reconstituer un Corps de Bataille moderne à la taille de nos besoins et de nos possibilités.
La défense du territoire et l’organisation de ses forces doivent être notre premier objectif.
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Troisième constante : le dynamisme humain
Si l’on ramène les choses à leur plus simple expression, les problèmes posés par la conception, la réalisation et l’utilisation d’un Corps de Bataille moderne, et par la mise en œuvre de la défense territoriale appellent, dans nos habitudes d’esprit, comme dans nos méthodes de formation, des modifications parallèles.
L’impossibilité de tenir pour acquis un stade d’évolution scientifique qui est constamment remis en question par des découvertes nouvelles, interdit, dans l’ordre intellectuel tout conformisme, tout statisme. La nécessité de prévoir des formes de combat dispersées, voire isolées, mettant en œuvre des qualités exceptionnelles d’initiative, interdit, dans l’ordre humain, toute passivité. Le dénominateur commun doit donc être la recherche des qualités dynamiques : imagination et curiosité d’une part, initiative et responsabilité d’autre part ; sur les deux plans, vivacité et plasticité.
Ce dynamisme entraîne l’abandon d’une habitude intellectuelle prudente à l’excès et quelque peu paresseuse, attachée à la recherche du précédent, et caractérisée par le fétichisme du règlement. L’Armée doit devenir le centre de larges et libres courants d’idées, discutées sans parti pris et sans intervention péremptoire de la règle hiérarchique, car l’imagination créatrice n’est le monopole d’aucun échelon. Toutefois, imagination créatrice ne veut pas dire imagination dévergondée. Pour que ce courant général d’incessante curiosité traduise autre chose qu’un jeu de l’esprit, il faut de toute nécessité qu’il soit appuyé sur une organisation rationnelle de la prévision, caractérisée par de puissants moyens de recherche scientifique, et par des renseignements très complets sur les idées et les réalisations étrangères.
De même, cette volonté de dynamisme entraîne, dans la formation des combattants, chefs ou hommes, l’abandon de méthodes qui fassent appel à la mémoire plus qu’à la personnalité. Le rôle de l’homme grandit quand les moyens qu’il doit mettre en œuvre s’amplifient et quand le combattant se trouve davantage isolé, il faut donc lui faire acquérir le maximum de son potentiel humain, physique, intellectuel et moral. C’est pourquoi, dès à présent, l’armée oriente l’instruction de la troupe dans un sens qui développe la qualité humaine et la faculté d’adaptation du soldat. À cet effet, elle recourt aux méthodes de l’instruction « choc », qui donne aux combattants la plénitude de leur puissance personnelle et collective, leur permet de « tenir le coup », aussi bien dans la guerre de maquis que dans la bataille moderne, et les prépare à utiliser sans hésitation les armements les plus récents.
Pour les cadres, l’augmentation de l’initiative et des responsabilités, dès les plus petits échelons de la hiérarchie, exige de tous les chefs une formation accrue du caractère. Ils doivent être imbus de l’importance du facteur humain dans la conduite des unités, et posséder un sens tactique éprouvé afin de savoir prendre des décisions délicates et lourdes de conséquences.
Le complément indispensable de cet accroissement de la personnalité des chefs à tous les échelons réside dans la pratique d’une rigoureuse et loyale discipline intellectuelle, qui seule garantit au Commandement, possédant les vues d’ensemble, la maîtrise de la conduite des opérations.
Ainsi, dans l’ordre intellectuel comme dans celui de l’action, le développement du dynamisme dont l’homme est capable apparaît comme la meilleure préparation aux rôles encore mal définis qu’il devra remplir au service de matériels puissants dans les éventualités de la guerre moderne. L’homme en demeurera « l’arme » fondamentale.
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Conclusion
L’analyse que l’on vient de faire permet de tirer de l’ensemble encore nébuleux des conceptions relatives à la guerre future un véritable plan d’action.
1° De la notion de guerre totale, on tire la nécessité d’une adaptation gouvernementale et législative, se traduisant notamment par une nouvelle loi sur l’organisation de la nation en vue de la mobilisation totale ;
2° De même, la notion de défense « en surface » permet, dès à présent, de bâtir le cadre d’ensemble de la défense du territoire avec ses catégories principales et son articulation générale ;
3° Ces deux notions entraînent une conception nouvelle du devoir du citoyen en vue du temps de guerre conduisant à un Service National, formule élargie de l’ancienne mobilisation et peut-être du Service Militaire en temps de paix ;
4° La nécessité de s’adapter à l’évolution du progrès conduit à susciter dans l’armée un courant intellectuel qu’il convient d’appuyer sur une forte organisation de la Recherche scientifique et du renseignement.
5° Dans le domaine de l’instruction, on peut, dès à présent, dégager une doctrine capable d’exalter le dynamisme humain et de développer les facultés d’adaptation aux matériels modernes comme aux situations imprévues de l’avenir.
Voilà les grandes lignes de nos conceptions actuelles et de notre travail de demain. Certaines parties purement techniques relèvent uniquement de nous. D’autres, au contraire, ne sont possibles qu’avec la participation et la compréhension de la Nation tout entière.
Il importe donc que les problèmes que je viens d’évoquer devant vous fassent l’objet de larges débats, tant dans nos milieux militaires que devant l’opinion, afin que l’Armée et la Nation soient imprégnées de la conscience des nécessités nouvelles qu’imposent la sécurité et la défense du Pays. ♦
(1) Par guerre totale, on entend, depuis que Ludendorff a consacré l’expression, la guerre menée dans tous les domaines, politique, économique et militaire. Cette notion élargit le champ de l’effort de guerre jusqu’à lui faire recouvrir la totalité de la vie nationale, mais elle ne caractérise pas le degré d’intensité de cet effort. Pour indiquer qu’il est, dans chacun de ces domaines, poussé au maximum, l’expression de « guerre intégrale » semblerait pouvoir être adoptée.
(2) On n’examinera donc pas ici la constitution interne de ce corps de bataille. Il importe cependant, pour prévenir toute équivoque, de marquer que toutes les raisons qui militent en faveur de l’Armée Nationale s’appliquent au Corps de Bataille ; celui-ci, selon nos traditions militaires, sera formé d’unités actives, à base d’appelés, et renforcé par une mobilisation combinant les réserves avec des noyaux actifs suffisants.
(3) L’organisation du Service Prémilitaire crée une infrastructure qui pourrait amorcer l’organisation de cette mobilisation locale.
(4) Il pourra également permettre l’emploi du matériel lourd actuel (chars et artillerie) dont les servitudes interdiront l’utilisation dans le Corps de Bataille.