Libre opinion - Arcanes de l’aventure coloniale
Il est rarement parlé des règles non écrites qui se sont élaborées entre la présence coloniale et les populations autochtones, règles sans lesquelles toute forme de cohabitation eût été exclue, entre des millions d’individus et une infime minorité d’Européens. On pense ici à l’Afrique subsaharienne, le plus grand espace d’un seul tenant où, depuis la conférence de Berlin (1885) une emprise étrangère a été considérée comme licite par les institutions internationales. Peu d’analystes, à vrai dire, se sont penchés sur les deux moments clés qui ont encadré cette implantation lointaine. Entre « la conquête » et le retrait, près d’un siècle s’est écoulé. Au commencement, quelques années avaient suffi à établir l’accord non formalisé, mais d’application constante. L’administration étrangère était agréée, car elle présentait, à l’expérience, assez d’avantages pour compenser certaines novations plus ou moins dérangeantes, parfois même exorbitantes des modes de vie locaux. Paix, sécurité, justice, avènements des soins médicaux, garanties alimentaires, réseaux de communication, etc. Le « Blanc » et sa « manière » avait du bon. Tous ces apports devinrent des acquis insérés dans l’ordre traditionnel des choses. Le « pacte » avait aménagé des liens de cohabitation sans heurts.
Certains aspects pratiques de ces équilibres, de nos jours, semblent à peine croyables. Ainsi, en 1958, au Soudan (devenu Mali, 1 240 000 kilomètres carrés, soit deux fois la France), l’administration d’autorité comportait moins d’une centaine d’agents, chef-lieu compris. L’armée représentait un groupe d’à peine 2 000 hommes, et la gendarmerie un effectif de quatre escadrons. Ce pays comptait alors 8 millions d’habitants. La paix civile y régnait, avec un taux de criminalité quasi nul. Les « commandants de cercle », dont les attributions étaient plus lourdes que celles des préfets métropolitains et les moyens dérisoires, circulaient sans cesse et réglaient des contentieux. Il aurait suffi d’un « grand soir » convenablement planifié pour éliminer les structures coloniales, dont l’aspect vulnérable frappait les journalistes venus d’outre-Atlantique.
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Après septembre 1958, il fallut mettre un terme au « pacte » à l’issue d’un référendum offrant une mutation décisive. Pour la grande majorité des autochtones, ce changement radical dont le sens exact échappait, sauf l’annonce de départ définitif des gestionnaires européens, a suscité nombre d’interrogations. Les abandonnait-on ? À qui ? Que signifiait cette indépendance ? Combien de temps allait-elle durer ?… Aux allures conquérantes de la petite classe politique, répondaient les réflexions anxieuses et incrédules des populations. Deux sentiments d’inquiétude sous-jacents étaient perçus : les futurs dirigeants tentaient de maîtriser les rênes d’un pouvoir transféré dans sa plénitude, mais qui ne mettait à jour aucune structure antérieure, susceptible de servir de référence endogène à la construction d’un État en tant que tel.
Quant aux masses rurales et urbaines, elles laissaient transparaître une stupeur née d’une incompréhension de la nouvelle situation. Les plus âgés très minoritaires — l’espérance de vie est courte en Afrique — évoquaient avec discrétion l’apparition de tensions intertribales et de vieux antagonismes. À l’époque, bien sûr, le discours officiel n’a jamais abordé ce genre de considération ; surtout pas les penseurs accrédités, tout occupés à crier haro sur le « colonialisme » abhorré, dont il convenait de brûler jusqu’au souvenir. Cette campagne inopportune, qui désavouait en bloc tous les apports de la colonisation sans lesquels ce pays n’aurait pas pu prétendre accéder à la souveraineté, a servi, dans les nouveaux États, de savonnette à vilain. Ce rejet d’héritages substantiels a entraîné nombre de mauvais départs, en faussant les éléments déjà en place, parties intégrantes de la trajectoire du progrès. On a méprisé les rampes de lancement du développement et considéré comme nulles et non avenues les réalisations coloniales.
Aujourd’hui, faute de mieux, on les restaure à grands frais. Même en Indochine, le régime communiste a fait des constructions françaises les vestiges honorables et soigneusement restaurés de son propre passé…
Il semble possible — et peut-être utile — de rappeler, par-delà toute histoire controuvée, ce que fut l’établissement, la mise en œuvre, et la dissolution d’une alliance tacite, inscrite avec minutie dans les archives orales de nos partenaires. Les termes de cette entente étaient voués à disparaître, sitôt dénouées les règles d’une coexistence parvenue à son terme. Peut-être aurait-on pu songer à préserver le fil, l’esprit et les modalités d’échanges de ce partenariat, malgré la distension des liens consécutive à la dissolution de l’alliance. En fait, il apparaît que cette recherche ne soit jamais imposée aux responsables de l’assistance au Tiers Monde. En bonne logique, on ne songe pas à explorer plus avant les composantes d’une association considérée comme inadmissible.
Depuis la décolonisation — et sans rien regretter d’un effacement inéluctable et d’ailleurs inscrit comme objectif premier — la compréhension du monde africain s’est révélée difficile… À croire que les partenaires du fameux « pacte » ont décidé d’en taire à jamais les maîtres mots. Les contempteurs du colonialisme auront bon pérorer, une entente connue des seuls initiés a permis la réalisation de cette dernière étape vers le progrès. Elle s’est exercée notamment au niveau des hommes de terrain, sur les bases d’une confiance partagée qui, seule, permet d’expliquer pourquoi nulle part, un matin blême, les résidents européens ne furent pas victimes d’un rejet dont la latence maîtrisée reste un fait avéré. En 1947, à Madagascar, et ailleurs, on a vu comment pouvait se manifester une réaction ancestrale issue d’un isolement sans âge. Il n’importe : le caractère talismanique de cet accord passé entre des hommes dotés de structures mentales souvent très différentes a largement démontré toute sa force. Il portait sur les grandes priorités de la condition humaine. C’est peut-être du choix vital de ces options qu’il a tiré ses vertus.
Le fait est indéniable : une connivence singulière, près d’un siècle durant, a associé des millions d’Africains à quelques milliers d’Européens. Un jour, l’histoire situera à sa vraie place la rencontre coloniale, épisode inévitable de la vie des peuples. Elle retracera les risques du pari engagé, fortifié par l’acquiescement de ceux qui, pour la première fois, prenaient conscience de leur destin intercontinental.
Août 2000