Mac Mahon
Fin connaisseur de l’histoire du XIXe siècle, Gabriel de Broglie, tout en appartenant à l’illustre famille, ne fait pas partie de la branche du duc Albert, tenant de l’« ordre moral », présent à toutes les pages de la seconde partie de l’ouvrage. Cette référence permet de rappeler que Mac Mahon, militaire illustre jusqu’à soixante-cinq ans, fut ensuite le premier président de ce qui devint la IIIe République par la grâce de la « consécration discrète » due à l’amendement Wallon. Cette face du personnage est sans doute, par-delà l’anecdote et la réputation acquise sur les champs de bataille, la plus importante pour le passé de notre pays ; elle est en effet associée — nous a dit personnellement l’auteur — à la dernière occasion d’instaurer en France un régime de type orléaniste (« une république sans les républicains… évitant la dérive révolutionnaire des expériences précédentes ») et à l’adoption de celui qui, malgré bien des péripéties et une succession de numéros, est resté le nôtre jusqu’à ce jour.
Si Mac Mahon s’est trouvé ainsi propulsé à la tête du pays alors qu’il n’était « pas doué pour la politique » c’est évidemment en raison du prestige acquis sous l’uniforme. La carrière est digne d’une image d’Épinal : les débuts au petit matin du 14 juin 1830 sur la plage de Sidi Ferruch, dans cette Algérie où il sert parmi les troupes d’élite créées par la monarchie de Juillet (bataillons de chasseurs et Légion étrangère) et où il recevra plus tard, maréchal de France, le « proconsulat du gouvernement général », poste qui « pourrait couronner une carrière » (alors que nous n’en sommes qu’à la page 109 !). La Légion d’honneur à vingt-deux ans, colonel à trente-sept ans, il aura lié son nom à des épisodes légendaires : Malakoff, quelques jours seulement après son débarquement en Crimée, et Magenta, où son intervention assure le succès au profit d’un Napoléon III dépassé par les événements. Le maréchal n’est pas seul responsable de la pagaille et des désastres de 1870, mais il ne parvient pas non plus à redresser la situation. Remarquable sur le terrain à l’instar de ses prédécesseurs du Premier Empire, capable au combat d’« une fougue irrésistible… d’une témérité inégalable » tant qu’il s’agit de « diriger une action qu’il peut embrasser du regard », il n’est peut-être pas un stratège accompli. Une opportune blessure le dispense de signer la capitulation de Sedan, une balle prussienne préserve son aura !
L’homme est foncièrement loyal, ce qui le soumet à rude épreuve lorsqu’il faut successivement, et non sans scrupule, adopter le drapeau tricolore, voir partir le duc d’Aumale, répondre « oui » à contrecœur au plébiscite de décembre 1851, éviter enfin d’accabler l’Empereur déchu. Les années de présidence, assurée dignement et même avec faste, sont lourdes pour ce conservateur convaincu, ayant une haute idée de sa fonction, croyant sans être « calotin », rebuté par la « raideur hautaine » du comte de Chambord et par les intrigues brouillonnes des factions monarchistes, essayant de lutter contre la vague républicaine tout en ne saisissant pas les perches tendues par la gauche modérée. Le 16 mai est plus un coup de tête qu’un coup d’État et le départ s’effectue sans amertume apparente, avec le sentiment d’en avoir fini d’avaler des couleuvres.
Somme toute, Mac Mahon apparaît ici plus démocrate qu’autocrate. Ce brillant soldat, éblouissant de prestance, semble plus motivé par l’action que par l’ambition, plus armé de caractère que porté vers l’intrigue. Il est « le contraire d’un intellectuel », mais loin d’être sans culture ni jugement. Malgré un soupçon de vanité, ses qualités morales indéniables, sa personnalité chaleureuse tracent — si l’on s’en tient au livre — un portrait attachant, bien éloigné de celui du réactionnaire obtus à qui la malveillance se borna à attribuer quelques phrases d’allure « bébête ». Une seule regrettable lacune, allant à contre-courant des enseignements de l’histoire de France, chez ce bel homme prompt à l’attaque : l’absence déclarée de conquêtes féminines. Dans cette armée où « la chasteté n’était pas une caractéristique » on ne découvre chez Mac Mahon pas la moindre liaison hors d’un mariage de raison heureux qui associa aux affaires une inconditionnelle de Monseigneur Dupanloup faisant penser par certains côtés à la belle Eugénie.
On referme ce livre avec une certaine émotion, comme celle qui étreignit la foule lors des obsèques nationales du 22 octobre 1893. Les esprits fouineurs seront pour leur part intéressés ou amusés par l’impression de déjà-vu provenant d’une foule d’allusions malicieusement insérées par l’auteur : l’appel du pays vaincu à un glorieux maréchal, le boomerang d’une dissolution ratée, les divisions de la droite, les discussions sur le septennat et… les épines de la cohabitation. En cinq quarts de siècle, nihil novi ! ♦