Gendarmerie - Des règles de répartition de compétence entre police et gendarmerie : la police judiciaire
Contrairement au champ de la sécurité publique dans lequel policiers et gendarmes se répartissent les zones de compétence en fonction de critères essentiellement géographiques, en termes de seuil démographique et de nature (urbaine ou rurale) de la délinquance (1), des principes différents organisent leur intervention respective dans ces autres volets de l’activité policière que sont la police judiciaire et le maintien de l’ordre (2).
Pour ce qui est, tout d’abord, de la police judiciaire, sans souscrire à la polémique stérile sur l’antériorité ou non de l’exercice par l’une ou l’autre institution de cette mission, elle n’en demeure pas moins au cœur de la concurrence qu’elles se livrent, dans le dessein de renforcer ou de préserver leur implantation dans un domaine rendu, il est vrai, stratégique par la conjonction, d’une part, de la place croissante de la délinquance dans les relations sociales, les discours politiques et les politiques publiques, et d’autre part, du caractère prestigieux dans l’imaginaire collectif des fonctions d’enquêteur. Véhiculée par le cinéma et la télévision, l’image de l’enquêteur (en civil) relègue le policier et le gendarme (en tenue) à faire la circulation au carrefour ou à enregistrer les plaintes. Parce qu’elle est l’activité donnant lieu aux résultats les plus tangibles (chiffrés) dans la lutte contre la délinquance, mais aussi aux représentations les plus valorisées du travail policier, la police judiciaire est source d’une confrontation plus ou moins larvée qui, à la faveur de certaines affaires, tend parfois à accréditer la vulgate journalistique de la « guerre des polices ». Cette situation de concurrence exacerbée peut s’expliquer, outre la montée en puissance des missions de police judiciaire de la gendarmerie, par le caractère pour le moins relatif en ce domaine des règles de répartition des compétences territoriales.
Bien que n’occupant, à l’heure actuelle, qu’un rôle relativement modeste dans les domaines de la lutte contre la grande délinquance (les différents offices centraux intervenant en ce domaine étant, au même titre que la division nationale antiterroriste, directement rattachée à la direction générale de la police nationale), ainsi que dans les organismes de coopération européenne, la gendarmerie s’efforce malgré tout de combler le retard pris par rapport à la police. Illustré notamment par le développement de l’emploi de la tenue civile (3), ce mouvement de « policiarisation » a conduit la gendarmerie à opérer dans des secteurs d’activité et de peuplement jusque-là réservés, pour l’essentiel, aux policiers. À la faveur de cette présence accrue de son personnel sur les lieux des crimes, des trafics de stupéfiants ou d’œuvres d’art, la police judiciaire a ouvert toutes grandes les portes des villes et de leurs banlieues à une gendarmerie jusque-là cantonnée, de par ses missions de sécurité publique, à des zones rurales progressivement vidées de leurs populations et de leurs activités. Parce qu’elle se concentre, pour l’essentiel, dans des zones urbaines placées, s’agissant de sécurité publique, sous la responsabilité de la police, on pourrait être tenté de considérer la police judiciaire comme une activité devant relever quasi exclusivement de cette institution, un amalgame qui se trouverait d’ailleurs facilité par l’emploi, l’appropriation de l’expression même de « police judiciaire » pour désigner le service spécialisé chargé de cette activité au sein de la police.
La prise en compte de la mobilité de la délinquance a favorisé ce mouvement, de reconquête ou d’intrusion, de la gendarmerie. En effet, si le principe de territorialité de la force publique, répondant au double souci de protection des libertés fondamentales et d’emploi rationnel des moyens coercitifs, implique que l’enquêteur, qu’il soit policier ou gendarme, exerce ses attributions dans une circonscription déterminée, le code de procédure pénale n’en a pas moins prévu des possibilités d’extension de compétence. La nécessité pour les agents de la force publique de rechercher les auteurs d’infractions, de manière à les remettre ensuite à l’autorité judiciaire semble, il est vrai, difficilement compatible avec une définition rigide des zones de compétence des enquêteurs. Aussi les règles de droit ont-elles logiquement intégré cette possibilité pour celui qui se livre à un forfait de se déplacer sur tout ou partie du territoire, en s’affranchissant allègrement des limites de la commune, du ressort de la cour d’appel, voire des frontières de l’État et de l’Union européenne. Ainsi, sur décision d’un magistrat, un officier de police judiciaire peut se voir autoriser à opérer sur toute l’étendue du territoire. De même, un droit de suite lui permet, en cas de flagrance ou dans l’urgence, de se transporter en dehors de sa circonscription, pour y effectuer les actes de police judiciaire indispensables à la manifestation de la vérité, sans qu’il lui soit alors nécessaire, dans ce cas précis, de recueillir préalablement l’autorisation d’un magistrat.
La liberté de saisine, reconnue par le code de procédure pénale aux magistrats, contribue également à relativiser le critère territorial de répartition de compétence. En effet, qu’il s’agisse de la faculté pour le procureur de la République, dans l’enquête de flagrant délit, de saisir n’importe quel officier de police judiciaire territorialement compétent ou bien encore, pour le juge d’instruction, de choisir la formation à laquelle, par l’intermédiaire de son chef de service, est remise la commission rogatoire, le principe est bel et bien de reconnaître aux magistrats une certaine liberté dans le choix du service appelé à effectuer les actes d’enquête. Ainsi, bien qu’il ne puisse être envisageable de délivrer, dans le cadre d’une même information, des commissions rogatoires identiques et générales à la police et à la gendarmerie, le juge d’instruction peut malgré tout saisir deux services différents, par commissions rogatoires distinctes et spéciales, de manière à leur confier l’exécution, en des lieux distincts, de missions spécifiques en relation avec la même enquête. Dans les affaires nécessitant des moyens d’investigation particuliers ou lorsque la compétence professionnelle des enquêteurs est susceptible d’être mise en cause, les magistrats peuvent ainsi procéder au dessaisissement d’un service au profit d’un autre, ce qui peut s’opérer dans un mouvement interne à la police ou à la gendarmerie (de la compagnie de gendarmerie au profit de la section de recherches) ou donner lieu à l’intervention d’un service relevant de l’autre institution (de la section de recherches au profit du service régional de police judiciaire). Aussi policiers et gendarmes donnent-ils l’impression de se trouver sur une même ligne, susceptibles qu’ils sont d’être sollicités par des magistrats qui disposent du pouvoir à la fois de les saisir ou de les dessaisir, de leur confier une enquête ou de la leur retirer, ce qui produit de facto une situation de concurrence entre les services. ♦
(1) De sorte que la gendarmerie se trouve chargée des missions de sécurité publique sur 95 % du territoire et au profit de 50 % de la population. Cf. « Sécurité publique : répartition des attributions entre police et gendarmerie », Défense Nationale, chronique « gendarmerie », décembre 1996.
(2) Les règles de répartition du maintien de l’ordre seront présentées dans la prochaine chronique.
(3) Cf. « L’emploi de la tenue civile par les militaires de la gendarmerie », Défense Nationale, chronique « gendarmerie », octobre 1999.