Regard sur le siècle
René Rémond, membre de l’Académie française, président de la Fondation nationale des sciences politiques, nous propose de jeter un regard sur ce XXe siècle qui s’achève et d’en dresser non pas une histoire exhaustive mais un bilan aussi honnête que le permet le recul du temps. Tout d’abord, il faut noter que cet an 2000, fêté dans le monde entier, n’est que la conséquence du rôle historique des Européens avec cette suprématie reconnue du calendrier chrétien. Ce siècle, en fait, n’est pas stricto sensu centenaire. Pour l’auteur, le XXe siècle a plutôt 75 ans. Il débute à l’été 1914 avec le déclenchement de la Première Guerre mondiale, qui est une coupure décisive dans l’ordre européen issu pratiquement du Congrès de Vienne de 1815, et s’achèverait en 1989 avec en quelque sorte la fermeture de la parenthèse communiste provoquée par l’effondrement du bloc soviétique.
Ce siècle a été marqué par l’accélération et la mondialisation. Accélération notamment avec l’explosion démographique. En 1900, il y avait 1,5 milliard d’habitants. Un siècle plus tard, il y en a 6 milliards. En même temps que cette croissance galopante, il y a eu aussi accélération de l’innovation scientifique, des échanges industriels et économiques et une interdépendance accrue des pays. Aujourd’hui si l’on parle abondamment de la mondialisation, René Rémond estime qu’il s’agit d’un phénomène plus ancien. Le vrai tournant date du temps des grandes découvertes, à partir du XVe siècle, où l’homme prend la pleine mesure des dimensions de la planète et de la variété de ses habitants et civilisations. Par contre, c’est aujourd’hui l’effacement de 1’espace-temps et l’explosion du virtuel qui caractérisent cette mondialisation.
On peut souligner aussi l’importance croissante du fait religieux, y compris par une nouvelle répartition de croyances. Ainsi, l’islam est devenu la deuxième religion du continent européen.
Cela signifie aussi le caractère relatif des valeurs issues de l’Occident chrétien, que le début du siècle, avec l’expansion coloniale, voyait comme universelles.
Le bilan de ce siècle serait a priori négatif, avec principalement le fait qu’il s’est agi d’un siècle de conflits avec une dimension devenue hélas ! planétaire. C’est indéniablement une époque de barbarie avec des génocides que jamais l’humanité n’avait connus auparavant. C’est également un siècle de tyrannies avec l’apparition du phénomène totalitaire incarné par les fascismes et le communisme, entraînant une défaite de l’humanisme au profit des idéologies, et qui a pu faire douter de l’homme.
Cependant, pour René Rémond, cette réalité dramatique n’est peut-être pas la seule image qu’il faille retenir de ce siècle. Il y a eu, surtout après 1945, des aspects particulièrement positifs. Pour l’Europe, il faut penser aux fameuses « trente glorieuses », expression de Jean Fourastié, avec simultanément la croissance et le plein-emploi autour des années 50 et 60. Néanmoins, la crise, à partir des années 70 avec l’inflation et le chômage, a créé un sentiment certain de désillusion. En même temps, le Tiers-Monde, formule choc d’Alfred Sauvy n’arrivait pas à sortir de la spirale du sous-développement. Dans les années 90, la tragédie balkanique non résolue, la persistance des tensions israélo-arabes, les conflits sanglants de l’Afrique des grands lacs ou encore l’épidémie du sida que l’on ne parvient pas à maîtriser, révèlent la fragilité des équilibres.
Toutefois. il faut noter que ce siècle, plus que tout autre, a été celui du progrès et de la connaissance, en particulier avec le symbole qu’a représenté en juillet 1969 la conquête de la Lune. C’est aussi l’explosion et la diffusion de la culture grâce à la radio, au cinéma puis à la télévision, vecteurs d’ouverture du monde à l’information et donc à la liberté. Ce siècle est également celui de la condition humaine, avec comme premier espoir l’allongement de l’existence. En France, en 1899, l’espérance de vie était de 46 ans. Aujourd’hui, elle atteint 79 ans. C’est l’époque de l’amélioration des conditions de travail, même s’il reste encore beaucoup à faire dans de nombreuses régions du globe. Il faut de même souligner l’émancipation de la femme, qui n’est plus, du moins dans les pays occidentalisés, un objet soumis à la volonté de l’homme. Elle devient enfin majeure, s’engageant dans la vie sociale, économique et politique.
Par ailleurs, c’est le retour de la démocratie. Si le XIXe siècle a conceptualisé les systèmes politiques, c’est le nôtre qui les a mis en pratique et, globalement, on peut affirmer qu’en 2000 les idéologies ont failli. La démocratie apparaît comme le principe le plus généreux pour le développement des nations. Ainsi, en cette dernière moitié du siècle, trois vagues ont bousculé les régimes autoritaires qui duraient depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. En Europe, dans les années 70, la Grèce, le Portugal, puis l’Espagne accèdent à la démocratie. Dans les années 80, c’est au tour de l’Amérique du Sud avec le Brésil, l’Argentine et le Chili, puis, bien entendu, dans les années 90 avec l’Europe de l’Est où la Pologne fait figure de pionnière. De plus, ces transitions se sont faites sans violence comme en Espagne en 1975, ou encore dans l’espace du défunt pacte de Varsovie, il y a quelques années.
Ici, il faut souligner le rôle historique de certaines personnalités comme Mikhaïl Gorbatchev, même si celui-ci est aujourd’hui encore détesté par une grande partie de l’opinion russe, qui a été décisif pour la réalisation d’une Europe plus unie et le passage à une société moderne et libre. C’est également en cette fin de siècle que la religion et le droit ont su l’emporter contre les fanatismes et les idéologies. Jean-Paul II a insufflé à l’Église polonaise une force capable de fédérer l’opposition face à un parti communiste très puissant. Dans l’ex-République démocratique allemande, ce sont les Églises protestantes qui ont encouragé une transition pacifique et ont ainsi enclenché le processus de réunification des deux Allemagne. En Tchécoslovaquie, les membres de la Charte 77, s’appuyant sur les travaux de la conférence d’Helsinki en 1975, ont engagé Prague vers la « révolution de velours ».
Cette fin de siècle est aussi marquée par les grandes réconciliations entre nations, dont l’exemple le plus significatif est certainement celui de la France et de l’Allemagne. Ces deux pays, longtemps ennemis héréditaires, ont su dépasser leurs antagonismes et ont de ce fait engagé la construction d’une Europe réconciliée, d’abord sur la mise en commun des ressources du charbon et de l’acier, et qui s’est prolongée par un projet économique plus vaste devenu aujourd’hui un enjeu politique majeur, à tel point que l’Union européenne représente pour de nombreuses régions un modèle envié.
Ce siècle a donc inventé un nouveau modèle de relations internationales, où l’État n’est plus le maître absolu de son destin, où la raison d’État ne donne plus tous les droits, et où il existe désormais une justice certes encore perfectible mais qui permet d’entrevoir un XXIe siècle plus préoccupé de satisfaire les besoins de l’humanité. Ce siècle a connu les plus grands crimes de l’histoire, mais aussi les plus grandes avancées au bénéfice de l’homme. René Rémond, en humaniste convaincu, estime « accorder une certaine confiance raisonnée à l’homme et à sa capacité de faire l’histoire », pour le bien et non pour le mal. ♦