Asie - Thaïlande : Thaksin aux commandes
À l’occasion des élections générales du 6 janvier, le Premier ministre Chuan Leekpai a, comme c’était prévisible, perdu les élections. Le Thai Rak Thai (Les Thaïs aiment les Thaïs), dirigé par Thaksin Shinawatra, a été le grand vainqueur, obtenant près de la moitié des sièges de la Chambre des représentants (Sapha Phuthaen Ratsadon), ou Chambre basse. Le magnat des télécommunications, tenu à des promesses électorales faramineuses et menacé de poursuites judiciaires qui pourraient l’obliger à abandonner la direction du gouvernement, a beaucoup à faire pour sortir l’économie du pays de la stagnation.
Le Premier ministre sortant, fils d’un instituteur et d’une vendeuse, né en 1938, a une longue carrière politique derrière lui : successivement ministre de la Justice, du Commerce, de l’Agriculture, de l’Éducation et de la Santé, il a également été président du Parlement, puis vice-Premier ministre ; président du Parti démocrate, il est, une première fois, Premier ministre de septembre 1992 à juillet 1995, il se taille alors une réputation d’intégrité. Aux élections du 17 novembre 1996, son parti passe de 86 à 123 sièges, mais il est dépassé de deux sièges par le New Aspiration Party (NAP), du général Chaovalit Yongchaiyudh qui forme le nouveau gouvernement ; et, il remporte 29 des 37 sièges de Bangkok.
La crise financière qui frappe la Thaïlande en juillet 1997, avant de s’étendre rapidement aux pays voisins, provoque la démission de Chaovalit, et le 9 novembre 1997, Chuan redevient Premier ministre, à la tête d’une coalition de huit partis. C’est lui qui va mettre en œuvre l’accord d’aide signé avec le FMI, et, dès le 8 décembre 1997, il fait fermer 56 sociétés bancaires douteuses. Bonne élève du FMI, la Thaïlande peut ainsi, le 21 septembre 1999, annoncer qu’elle n’a plus besoin des crédits de l’organisation monétaire internationale. Sur les 17,2 milliards de dollars débloqués par le FMI depuis 1997, il lui restait 3,2 milliards à tirer. Si la crise a été enrayée, l’économie n’a pas vraiment redécollé. En 2000, la croissance n’a pas dépassé les 4,5 % et l’indice boursier a perdu 40 % de sa valeur en un an, tandis que le déficit budgétaire atteint 6 % du produit intérieur brut (PIB) et que la dette publique représente 63 % du PIB. Pour l’année 2001, les perspectives de croissance ne sont que d’environ 3,5 %. C’est l’immobilisme dont elle a ensuite fait preuve qui a provoqué la défaite électorale de la coalition gouvernementale.
Au soir des élections générales, le ministère de l’Intérieur estimait que sur les 500 sièges à pourvoir, le Thai Rak Thai (TRT), en avait emporté 256. C’était la première fois dans l’histoire de la Thaïlande, habituée à l’existence de nombreux partis formant des coalitions fluctuantes, qu’un parti politique remportait la majorité absolue. C’était aussi, la première fois que l’on votait depuis la promulgation, le 11 octobre 1997, d’une nouvelle Constitution, adoptée pour assainir la vie politique de ses maux traditionnels, en particulier la corruption, les achats de votes et le clientélisme. La commission des élections obligea les électeurs à retourner devant les urnes le 20 janvier dans plus d’une cinquantaine de circonscriptions, ce qui retarda l’annonce des résultats définitifs. Finalement, le TRT, fut crédité de 248 députés, passant juste sous la barre de la majorité absolue. Le Parti démocrate, avec 124 députés, s’est bien maintenu. Ce sont les petits partis qui ont été balayés par le raz-de-marée du TRT. En s’alliant au Chart Thai (la nation thaï), fondé en 1974 par l’équipe militaire Ratchakhu, et au NAP du général Chaovalit, Thaksin dispose d’une confortable majorité de 360 députés, ce qui le met à l’abri de toute motion de censure qui requiert 200 voix pour pouvoir être déposée. Sur les 35 ministres ou secrétaires d’État, le TRT s’en est attribué 17, dont les plus importants, à l’exception du ministère de la Défense qui a été accordé au général Chaovalit, promu également premier des cinq vice-Premiers ministres.
La victoire du TRT est d’autant plus remarquable qu’il n’a été fondé qu’en juillet 1998 par le milliardaire Thaksin Shinawatra pour satisfaire ses ambitions politiques. Né le 26 juillet 1949, il sort de l’Académie de police en 1973 et il part aux États-Unis où, en 1978, il obtient un doctorat de justice criminelle à l’Eastern Kentucky University. Pendant son séjour aux États-Unis, il est impressionné par l’informatisation de la police américaine. À son retour, il dirige le centre informatique de la police, tandis que son épouse, Potjaman, crée une entreprise d’informatique qui, conseillée par Thaksin, obtient de nombreux marchés dans les ministères et les administrations. En 1987, il démissionne de la police avec le grade de lieutenant-colonel et fonde le groupe d’ordinateurs et de communications Shinawatra qui va lui apporter la fortune, principalement après avoir lancé la première compagnie de téléphonie mobile. Taquiné par la politique, il est très brièvement ministre des Affaires étrangères de Chuan Leekpai de novembre 1994 à février 1995, et trois mois plus tard, il est élu président du parti Palang Dharma. Le 20 juillet 1995, Banharn Silpa-Archa, du Chart Thai, forme un gouvernement dans lequel Thaksin est nommé vice-Premier ministre, chargé des problèmes de circulation de Bangkok. Le 14 août 1996, il retire son soutien à Banharn Silpa-Archa qui est accusé de corruption et de mauvaise gestion économique ; il démissionne du Palang Dharma. Il revient cependant brièvement au gouvernement, comme vice-Premier ministre de Chaovalit d’août à novembre 1997. Le 14 juillet 1998, s’appuyant sur son immense fortune, il fonde le Thai Rak Thai, qui va débaucher de nombreux hommes politiques appartenant à d’autres partis.
Outre la lassitude de la population à l’égard de la gestion de Chuan Leekpai et une forte aspiration au changement, c’est la campagne électorale populiste de Thaksin qui lui a apporté sa brillante victoire. Aux milieux d’affaires, il a déclaré qu’il dirigerait le pays comme une entreprise et qu’il privatiserait la plupart des entreprises d’État. Il s’est également fait l’avocat de la création d’une structure de « défaisance nationale » pour soulager les banques des mauvaises créances qui s’élèvent actuellement à 22 % des prêts totaux. Il a surtout fait des promesses aux ruraux qui composent la majorité du corps électoral. Il a notamment promis de suspendre les dettes des agriculteurs pendant trois ans et il s’est engagé à verser 1 million de baths (177 000 francs) à chacun des 77 000 villages du royaume. Thaksin, qui s’est également engagé à baisser les impôts, n’a pas dit comment il financerait toutes ces mesures qui sont jugées irréalistes, populaires et démagogiques tant par les économistes thaïlandais qu’occidentaux.
En dehors des problèmes que pourrait rencontrer Thaksin pour sortir l’économie thaïlandaise du marasme et tenir ses promesses électorales, une épée de Damoclès pèse lourdement sur son avenir politique. En application de la nouvelle constitution une commission contre la corruption a été fondée. Le 28 décembre 2000, quelques jours avant les élections, par huit voix contre une, elle a jugé que Thaksin avait violé la Constitution en omettant délibérément de signaler des transferts de fonds de dix-sept de ses sociétés alors qu’il était au gouvernement en 1997. En effet, en application de la nouvelle constitution, les membres du gouvernement doivent déclarer leur fortune. Or, la commission a découvert qu’il avait dissimulé 15 millions de dollars. Thaksin s’est défendu en disant qu’il s’agissait d’oublis ne représentant que 2,5 % de sa fortune et il a fait appel. Si la Cour suprême le déclarait coupable, il pourrait être privé de ses droits civiques pendant cinq ans. La Cour suprême, qui rendra sa décision dans quelques mois, aura une tâche difficile. Condamner Thaksin, qui a été plébiscité par la population, créerait une crise politique grave qui menacerait gravement le redressement économique. Sans doute a-t-il encore les moyens juridiques de retarder longuement une décision définitive. Il aura donc le temps de démontrer l’efficacité de son gouvernement et ainsi de pouvoir plus facilement obtenir un acquittement ou un pardon.
Il est très important que la Thaïlande soit remise sur les rails rapidement. Pour le pays, il serait préférable de donner sa chance à Thaksin, même si dans son équipe gouvernementale, plusieurs personnalités sont de vieux chevaux de retour et que quelques autres, issues du monde des affaires ont des passés douteux. Le seul problème, c’est que la lutte contre la corruption, voulue depuis 1997, risque de ne pas faire de progrès rapides, alors que sortant de sa traditionnelle réserve, le roi, intronisant le nouveau gouvernement a mis en garde contre une mauvaise gouvernance.
3 mars 2001