Méditerranée - Maroc 2001 : la monarchie, vecteur de la modernisation
Même si Hassan II a laissé en héritage une célèbre formule selon laquelle « le Maroc est un lion qu’il faut conduire avec une ficelle », force est de reconnaître le caractère autoritaire du système qu’il a mis en place. Il revient à son fils, souverain depuis le 23 juillet 1999, de réinventer de façon expérimentale les voies et moyens de l’exercice de son autorité, en harmonie avec sa personnalité et les aspirations du royaume. Attaché à la plénitude de ses prérogatives traditionnelles tant politiques que religieuses, et épaulé par ses frères et sœurs, Mohammed VI, 37 ans, a sans tarder imprimé sa marque, engageant la monarchie dans une voie plus sociale.
Pour avoir souvent, en tant que prince héritier, joué le rôle d’intercesseur de ses futurs sujets auprès de l’administration, il a acquis une expérience pratique des problèmes et résume le nouveau concept d’autorité qu’il voudrait voir s’imposer par une déclaration très explicite : « Je crois qu’il est grand temps pour le pouvoir de servir les gens et non l’inverse » (1). Les lourdeurs de l’administration et ses passe-droits devraient céder la place à l’instauration d’un état de droit où protection des libertés et préservation des droits iraient de pair avec l’accomplissement des devoirs.
Ce nouvel état d’esprit s’accompagne, par touches successives, du renouvellement des élites, dont le premier temps fort a été le limogeage du puissant ministre de l’Intérieur, Driss Basri, et qui fut prolongé par un vaste mouvement dans le corps des gouverneurs et les postes de haute responsabilité.
Engager une transition vers la démocratie implique, pour être crédible, de poursuivre avec doigté un apurement des séquelles du passé, entamé en 1994 par la libération de la grande majorité des prisonniers politiques. Depuis, ce processus s’approfondit, le droit à l’indemnisation des victimes étant reconnu depuis 1998 et mis en œuvre en 2000. Le pèlerinage à Tazmamart, en octobre dernier, laisse entendre que la solution facile de l’amnésie a été écartée (2).
Un état de droit dans la sphère économique est-il aussi en train d’émerger ? Une enquête parlementaire à propos du Crédit immobilier et hôtelier, dont l’État est actionnaire à hauteur de 90 %, a été menée à son terme et son rapport rendu public, ce qui est une première au Maroc. La gestion de cette banque fait apparaître un passif de 11 milliards de dirhams (7 milliards de FF). Elle illustre le fonctionnement totalement opaque de l’économie qui, remontant à de longues années, ne permet pas de système d’évaluation efficace et ouvre ainsi la voie à la corruption. Si cette affaire, parmi d’autres en cours, débouche sur une plus grande transparence, elle n’aura pas été inutile. À ce stade, l’interrogation demeure : ira-t-on jusqu’à sanctionner les bénéficiaires de ces malversations, souvent des dignitaires pour l’instant simplement montrés du doigt ?
Le sentiment nouveau que le Maroc bouge, grâce à l’impulsion donnée par le Palais et relayée par une société civile en mouvement, fait ressortir le décalage avec une classe politique qui semble hésitante, empêtrée dans ses contradictions. Pourtant, l’échéance toute proche des législatives de novembre 2002, dont il est attendu une carte électorale sincère du royaume, appelle une clarification sinon une recomposition de l’échiquier des partis. Déjà la consultation précédente de 1997 avait mis en évidence une dépolitisation inquiétante (taux de participation 58 %, bulletins nuls 16 %). Plus alarmantes, les élections d’août 2000 pour le renouvellement de la Chambre des Conseillers ont illustré la désaffection à l’égard des partis mettant en œuvre la politique d’alternance depuis 1998, au bénéfice des candidats de l’extrême gauche et des islamistes. Elles ont aussi conduit le ministre de l’Intérieur à dénoncer le rôle de l’argent dans ce scrutin.
La poussée islamiste, plus ou moins gommée par les résultats électoraux de 1997 (11 députés islamistes modérés siègent à la Chambre des représentants) est une donnée à prendre en considération. Si le Parti de la justice et du développement (PJD), modéré et légaliste, apporte un soutien critique au gouvernement de M. Youssoufi, beaucoup plus difficile à intégrer dans le jeu politique est la formation qu’anime le vieux cheikh Yassine. Cette association, illégale mais tolérée, toujours prête à défier et tester la fermeté du pouvoir, capable de grandes mobilisations populaires, voudrait s’imposer comme la principale force d’opposition. Sa gestion exige un grand doigté de la part d’un souverain, Commandeur des croyants. Dans cet environnement, la tenue du Congrès du parti du Premier ministre, l’Union socialiste des forces populaires (USFP), prévue pour la fin du mois de mars, va être très intéressante ; il devrait en ressortir une ligne claire. Hassan II, on s’en souvient, avait tenté de casser la Koutla, l’alliance électorale conclue entre l’USFP, vieux parti nationaliste de gauche, et l’Istiqlal, vieux parti nationaliste de droite, pour rebâtir le champ politique autour de ces deux pôles. Cependant, A. Youssoufi a refusé de se lancer dans l’aventure de l’alternance sans la participation de l’Istiqlal.
Aujourd’hui, le peu de consistance des partis liés à l’administration, le Wifak, crée un vide favorable aux prétentions du Cheikh Yassine d’apparaître comme le porte-parole des déshérités. On fait état de partis politiques en gestation à partir de groupements professionnels ou de clubs de réflexion. Cet apport contribuerait au rajeunissement d’un monde politique, assez sclérosé.
Désaffection à l’égard des partis constitués, chômage urbain important, réformes structurelles en cours indispensables pour améliorer la compétitivité des entreprises, la variable économique est à l’évidence cruciale. Or, les performances récentes ont été décevantes : croissance négative en 1999 (- 0,7 %) et en 2000 (- 0,1 %). C’est le résultat de facteurs défavorables cumulés, trois années de sécheresse, marasme du marché des phosphates et hausse du coût de l’énergie. Au-delà de la conjoncture, sur les quinze dernières années, la croissance hors agriculture a été en moyenne de 3,4 %, nettement insuffisante pour résorber les retards cumulés en ce qui concerne la santé, l’alphabétisation, etc. que la Banque mondiale et le PNUD ont clairement définis, et pour stabiliser le chômage dans des limites supportables.
Malgré une prise de conscience dès 1993, il a fallu attendre 1998 pour que les crédits consacrés aux secteurs sociaux soient substantiellement augmentés : ils dépassent, en 2000, 46 % du budget de l’État. Cependant cet effort, amplifié par les flux d’aide internationale et les multiples initiatives de la société civile, a souffert de l’absence d’une stratégie d’ensemble et engendré des réalisations en deçà des espoirs. On peut cependant dire que le chantier de la lutte contre la pauvreté est ouvert dans les 14 provinces les plus défavorisées. Encore plus visible est la politique volontariste de développement des provinces du Nord lancée sous l’impulsion d’Hassan II et accentuée par Mohammed VI. Elle répond à une visée à la fois politique et économique tendant à sortir cette région, longtemps frondeuse et si proche de l’Europe, de la marginalisation dans laquelle elle était confinée depuis de longues années. On le sent, le Maroc commence à rompre avec l’immobilisme. Des forces jaillissent prêtes à s’appuyer sur le dynamisme d’un jeune souverain. Encore faudra-t-il que l’architecture d’un système qui étouffe les énergies, le poids d’une administration centrale peu efficace ne parviennent pas à stériliser cet élan. Le Maroc répugne aux situations radicales, mais à trop ménager l’ordre ancien, il pourrait laisser passer la chance d’une modernisation devenue urgente et qui paraît à portée de la main, tant la bienveillance internationale lui est acquise. ♦
(1) Time, 26 janvier 2000.
(2) Un centre de réhabilitation des victimes de la torture fonctionne avec le concours de l’Union européenne.