Gendarmerie - Gendarmerie et dualisme policier : vers une remise en cause ?
Facteur d’émulation pour le personnel, le dualisme policier apparaît, comme on a pu le montrer précédemment (1), non comme le résultat tangible de la volonté de construire un système reposant sur deux piliers, mais comme le produit avant tout des circonstances historiques, l’appareil policier n’ayant fait, en somme, que reproduire — avec l’évolution séparée de deux institutions, l’une rurale (gendarmerie), l’autre urbaine (police) — la profonde dualité de la société française, sur le plan de la géographie physique et humaine, qui ne devait partiellement s’estomper qu’au XXe siècle. La rencontre, le brassage, sous la pression croissante de l’exode rural et de la société de consommation, de la civilisation rurale (paysanne) et du monde urbain (industriel) devait d’ailleurs conditionner la mise en relation, en concurrence des deux institutions policières qui jusque-là s’étaient développées isolément, chacune dans son propre espace d’intervention sociale, selon des modalités largement différentes, mais à partir d’une logique commune d’insertion territoriale et de centralisation.
Depuis une vingtaine d’années, ce système dualiste n’est cependant pas épargné par le mouvement global de remise en cause de l’État-nation européen, par le haut, sous la pression des logiques d’intégration communautaire, et par le bas, étant donné la promotion politique et sociale des pouvoirs locaux.
Ainsi, le développement des politiques communautaires de sécurité (Europol, Schengen), sans pour autant aboutir (pour l’instant) à la création d’une police unique pour l’ensemble des pays européens, n’en bouscule pas moins le système dualiste policier français, compte tenu, d’une part, de l’évolution de la fonction de régulation dévolue aux douanes (dans le sens d’une « policiarisation » croissante perceptible au niveau de ses modes de contrôle frontalier et de son implication dans la lutte contre les trafics de stupéfiants), d’autre part, de la primauté reconnue dans les divers organes de coopération européenne à la police nationale (ce qui pose la question de l’avenir des polices à statut militaire et a amené ces dernières à se regrouper dans des réseaux de coopération multilatérale).
Les logiques de décentralisation administrative ont également conduit à remettre en cause le monopole de l’État central dans la conduite des politiques de sécurité, avec l’apparition d’insertion dans le tissu local de l’action publique en matière de prévention et de réponse à l’insécurité. Par certains côtés, ce partenariat entre l’État et les collectivités locales traduit, par ses origines et son contenu, le passage d’un État entrepreneur à un État maître d’œuvre, d’un État attaché à une compétence monopolistique à un État fédérateur d’initiatives. Soucieux si ce n’est d’organiser son propre dessaisissement, au moins d’associer dans une démarche partenariale les communes et autres acteurs publics et privés de la sécurité, c’est aussi un État à la recherche de solutions durables à la recrudescence d’une insécurité qui mine les fondements mêmes de sa légitimité. Indices de la modernité de la gestion étatique, parce qu’elles privilégient l’incitation et la coopération, les politiques de « localisation » de la sécurité témoignent aussi des limites et, il faut bien le dire, de l’impuissance de l’État pour endiguer, par ses procédures et moyens traditionnels, une insécurité devenue partie intégrante des débats et enjeux politiques. Ce n’est, en effet, qu’après avoir constaté le peu d’impact des mesures de départementalisation de la sécurité, par trop limitées aux administrations déconcentrées (avec l’adoption des plans départementaux de sécurité, en application de la circulaire du 9 septembre 1993), que le pouvoir central a engagé, dans le prolongement de la démarche commencée au début des années 80 avec les conseils communaux de prévention de la délinquance, une politique de partenariat en direction de la périphérie (notamment des communes) concrétisée avec le dispositif des contrats locaux de sécurité (circulaire du 28 octobre 1997).
Sur le plan de l’organisation policière, ce mouvement de localisation s’est traduit par un retour en force des polices municipales, provoquant, sur un plan plus particulier, une intensification des débats et controverses sur la légitimité et la légalité de leur résurgence (le mouvement d’étatisation de la police, amorcé au milieu du dix-neuvième siècle et presque achevé par la loi du 23 avril 1941, avait conduit à transférer à la police d’État la responsabilité de l’ordre public dans les villes), qui peut s’expliquer par une pluralité de facteurs.
Citons notamment le progrès de l’insécurité, la politisation des questions de sécurité dans les élections locales, le développement d’une concurrence provenant du secteur de la sécurité privée et le recul de l’action de la police nationale et de la gendarmerie concernant la sécurité de proximité. Polices subsidiaires apparaissant, pour certains, comme des vestiges du pouvoir local, ces polices municipales, qui ont fait l’objet récemment, avec la loi du 15 avril 1999, d’une reconnaissance-limitation de leurs attributions policières, donnent lieu à nombre d’interrogations et de réserves. Absence d’unité et de marge de manœuvre, organisation embryonnaire et hétérogène, diversité des doctrines d’emploi et des missions, positionnement problématique dans (entre) le système policier et la fonction publique territoriale, pouvoirs juridiques ambigus et limités, faiblesse endémique de l’encadrement, statut précaire et controversé, effectifs difficilement dénombrables, accusations de politisation ou d’incompétence sont les principaux éléments qui caractérisent aujourd’hui la situation pour le moins opaque des polices municipales. Cela n’empêche pas le développement de ces forces qui transforment, de fait, par leur existence et leur action quotidienne, le dualisme policier français en un pluralisme susceptible de connaître d’importantes évolutions dans les années à venir.
Les projets, soutenus actuellement par différents parlementaires, de placer sous l’autorité des maires les forces de police et de gendarmerie chargées des missions de sécurité publique pourraient conduire, à plus ou moins long terme, à une incorporation dans leurs rangs des policiers municipaux, voire à la constitution de services réunissant localement, dans une police unique, des policiers nationaux (ou des gendarmes) et des policiers municipaux.
Au-delà de ces perspectives d’évolution, le dualisme policier, parce qu’il est à l’origine manifestement d’incohérences au plan de la gestion administrative et financière, ainsi que de tensions entre les services aux effets souvent si néfastes pour la conduite des enquêtes, fait également l’objet régulièrement, de manière plus ou moins détournée, de critiques acerbes. La modicité, pour ne pas dire l’indigence des relations institutionnelles entre les deux forces de police ne peut échapper à toute réflexion attachée à la rationalité de l’action publique, dans un domaine dans lequel prédominent, il est vrai, le conservatisme et l’inertie, l’idéologie et le sens commun.
Ainsi, non sans avoir préalablement réaffirmé les avantages du dualisme, les différents rapports concernant le fonctionnement du système policier, établis ces trente dernières années, ont insisté sur la nécessité de « renforcer la coopération entre la police et la gendarmerie » (Commission Tricot, 1973), de « mettre en œuvre une meilleure politique d’emploi de la police et de la gendarmerie » (Commission Racine, 1979) ou encore d’« organiser le cadre de concurrence et d’assurer la complémentarité des moyens » (Commission Cabannes, 1988). S’inscrivant dans les objectifs des plans départementaux de sécurité (circulaire du 9 septembre 1993), cette préoccupation a été reprise dans la loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité du 21 janvier 1995, qui a réaffirmé la nécessité du « renforcement de la coopération entre la police, la gendarmerie et la douane dans leurs actions en faveur de la sécurité », en reconnaissant notamment au préfet un rôle d’animation et de coordination en ce domaine. Ces déclarations de principes, ces dispositions normatives (2) n’ont toutefois guère donné lieu jusqu’à présent à des réalisations significatives, les seules actions entreprises ne concernant que la mise en place, au niveau central, d’organes de coordination dans des domaines purement techniques (police technique et scientifique, équipement et logistique) (3).
Quoi qu’il en soit, le bon sens, relayé par les enquêtes d’opinion, apporte un argument de poids, bien que d’un intérêt limité au plan de la réflexion, en faveur de la préservation du dualisme policier. Pourquoi vouloir réformer un système qui, dans sa configuration actuelle, ne fait pas l’objet de remises en cause fondamentales, un système qui, dans l’ensemble, semble donner plutôt satisfaction aux gouvernés comme aux gouvernants ? ♦
(1) Cf. « Gendarmerie et dualisme policier : fondements et justifications », chronique « gendarmerie », revue Défense Nationale, août-septembre 2001.
(2) Dans le domaine de la police judiciaire, cet impératif est précisé par le code de procédure pénale (décret du 25 janvier 1996 modifiant les articles D. 2-1 à D. 8-2 et D. 12), qui prévoit que les officiers de police judiciaire, qu’ils appartiennent à la gendarmerie ou à la police, doivent, dans l’intérêt de la justice, procéder à des échanges d’informations et collaborer en cas de participation à une même enquête, les deux institutions devant s’attacher à organiser et à mettre en œuvre la convergence de leurs systèmes centraux de documentation criminelle.
(3) Cette coordination s’effectue au niveau du conseil supérieur de la police technique et scientifique (décret du 25 mars 1992). Présidé par le ministre de l’Intérieur, ce conseil comprend douze membres, dont trois représentants de la gendarmerie. Par ailleurs, le décret du 19 septembre 1996 a prévu la constitution d’un conseil de l’équipement et de la logistique. Composé de six représentants de la police et de six représentants de la gendarmerie, il est chargé d’une mission de réflexion et de proposition en matière de coordination des recherches sur les équipements et les matériels.