Services secrets et géopolitique
L’éditeur Lavauzelle, spécialiste apprécié depuis longtemps des questions militaires, nous présente aujourd’hui une nouvelle collection intitulée « Renseignement et guerre secrète », qu’il inaugure par l’ouvrage de deux auteurs de grande réputation, puisqu’il s’agit de l’amiral Pierre Lacoste, ancien directeur général de la sécurité extérieure, et de François Thual, actuel directeur d’études pour la géopolitique au Collège interarmées de défense. Et, comme tout les y préparait, c’est aux interventions des services secrets dans la géopolitique qu’ils ont consacré ce livre, écrit, ou plutôt parlé en commun, puisqu’il reproduit le dialogue oral qu’ils ont poursuivi sur ce sujet pendant plus d’un an.
Dans leur avant-propos, ils nous expliquent qu’ils ont entrepris cette recherche parce que le « concept de communauté de renseignement », développé depuis plus d’un demi-siècle par les Britanniques et les Américains, « ne correspond chez nous à aucune tradition », non plus que « à aucune réalité concrète dans nos institutions ». Pourquoi ce fossé culturel et comment entreprendre d’y remédier, tel va donc être leur propos. Et, comme il se doit, ils le piloteront en appliquant les méthodes préconisées par un grand spécialiste français de géopolitique, du nom d’Yves Lacoste, c’est-à-dire en menant « un débat politique entre citoyens sur l’exercice du pouvoir », au cours duquel on « s’efforcera de comprendre plutôt que de décrire ».
Puisqu’il ne peut être question de résumer ce dialogue qui a été d’une très grande densité dialectique, nous nous bornerons à noter ici quelques-unes de leurs constatations qui nous ont paru particulièrement éclairantes. Auparavant nous signalerons aux historiens qu’il présente pour eux aussi un très grand intérêt, car l’amiral Lacoste y manifeste sa connaissance approfondie de beaucoup des épisodes de la guerre froide restés jusqu’à présent secrets, ou en tout cas « discrets ». La première de nos notations portera sur le chapitre consacré aux rapports de la pratique du renseignement avec la géopolitique ; il permet en effet à François Thual de développer ses idées sur la conflictualité à travers le temps et l’espace, dont, comme nous avons eu déjà l’occasion de le signaler à nos lecteurs, il résume les postures par les deux verbes « contrôler et contrer », étant bien entendu, pensons-nous, qu’il s’agit du control au sens anglo-saxon du mot, c’est-à-dire de l’intervention en cas de besoin seulement (comme quoi on retrouve, là encore, la divergence de nos cultures). Et Pierre Lacoste d’avancer alors sa partie, en constatant que pour contrôler et contrer, il faut au préalable « savoir et comprendre », ajoutant que la formule s’applique plus que jamais à la « sphère informationnelle », où, « de nos jours, il s’agit de maîtriser des millions de données » (ce qui marque notre « insignifiance » face à la National Security Agency américaine, dont on parle tant depuis peu). Notons aussi cette remarque éclairante : « Les services secrets doivent cultiver la mémoire longue pour être en mesure de discerner les intentions au-delà des apparences ».
Un autre chapitre nous paraît mériter une particulière attention : celui qui traite les rapports « information et décision politique ». Il répond aussi à une boutade que nous avons souvent proférée, en faisant allusion à un épisode historique très précis (mais on pourrait en trouver bien d’autres) : « le renseignement stratégique ne sert à rien, car le décideur politique de haut niveau suit toujours une idée préconçue, à laquelle il se cramponne, quoi qu’on lui dise quant au comportement de son adversaire ». À quoi nos auteurs répondent : « la fonction renseignement ne se conçoit… qu’au service d’un décideur qui sait orienter la recherche, en posant des questions pertinentes et précises ». Et ils soulignent alors ce que doivent être les qualités et le rôle de l’« analyste » vis-à-vis de ceux du « décideur politique », mettant ainsi en évidence les raisons profondes des incompréhensions réciproques entre le « producteur » et le « consommateur » de renseignement, au niveau gouvernemental.
En conclusion, nous retiendrons comme il se doit, le sujet traité dans le dernier chapitre de l’ouvrage, qui a comme titre « la révolution pour les services secrets », mais en le faisant suivre (encore) d’un point d’interrogation. L’amiral Lacoste y expose, d’abord, très éloquemment, la théorie qui lui est chère « des deux mondes », le premier étant celui, traditionnel, des « États souverains », dominé actuellement par les États-Unis puisqu’ils sont détenteurs de la plupart des atouts du « pouvoir », dont en particulier ceux qui émanent du « renseignement » ; alors qu’échappe de plus en plus à leur contrôle, comme à celui des États traditionnels, un « deuxième monde » dominé par le « système mafieux ». Pour s’en prémunir, il préconise d’employer le « système de la Task Force », c’est-à-dire composé de structures temporaires à finalité ad hoc, comme le font de plus en plus les Américains. Car, de toute évidence, le paradigme américain lui fait envie en matière de renseignement ; mais la réflexion des deux auteurs n’en est pas moins marquée par un certain optimisme, puisqu’ils n’excluent pas, sur le long terme, une évolution de la culture française à ce sujet, en suggérant que la construction de l’Europe pourrait être l’occasion de stimuler une telle prise de conscience…
Après cette très brillante introduction, nous attendons donc avec intérêt les prochains ouvrages de la nouvelle collection, d’autant que nous savons que sa directrice Fabienne Mercier-Bernardet, docteur en histoire contemporaine, entend bien l’animer avec vigueur. ♦