L'Europe vue par l'Islam, une perception ambivalente
Docteur ès lettres, Wafik Raouf dirige la revue périodique culturelle EurOrient. Ce grand spécialiste du monde arabo-musulman nous propose une réflexion sur la perception de l’image complexe et équivoque que le regard islamique porte sur l’Europe, ou plus largement sur l’Occident. L’objectif de cet essai est de mieux cerner l’essentiel de la pensée des différentes tendances et écoles qu’elles soient libérales, laïques ou islamiques, en s’appuyant sur des textes initiaux. Depuis la nuit des temps, un débat sur les questions religieuses oppose l’Orient et l’Occident, deux mondes apparemment antinomiques. Cet ouvrage tente d’apporter des éclairages sur ce problème aux multiples facettes.
L’auteur souligne d’abord un fait marquant : après avoir connu son âge d’or, l’influence arabe a été écartée depuis la chute de Bagdad en 1258, et minimisée pendant la période d’hégémonie de l’Empire ottoman, jusqu’à sa chute en 1918. Il est admis que pendant ces six siècles « d’ottomanisme », du moins jusqu’à 1850, époque de ce qui est appelé Nahda (renaissance arabe), le monde arabe a connu une « période de régression, de déclin, de décadence, avec, pour toute explication, quelques considérations sur les méfaits de la domination ottomane et l’inaptitude foncière de l’islam à assumer l’idée de progrès ». Or c’est pendant ces six siècles que l’Europe a précisément accompli dans tous les domaines une ascension décisive, la production intellectuelle des Arabes musulmans se réduisant progressivement à « une culture religieuse » et « les sciences rationnelles telles que l’astronomie, les mathématiques, la médecine et la philosophie se dégradant en sciences imaginaires telles que l’astrologie, la magie, la théosophie, dominées par les élaborations de l’imagination populaire ».
De la longue phase d’éclipse des Arabes, trois changements majeurs ressortent. La première mutation concerne le passage du Proche-Orient islamique d’une économie commerciale et monétaire à une économie quasi féodale reposant sur une agriculture de subsistance, en dépit d’un important commerce extérieur et de transit. La deuxième évolution est marquée par la fin de la dépendance politique des Arabes et des arabophones sédentaires, supplantés par les Turcs. Le troisième changement est caractérisé par « le glissement du centre de gravité du monde arabophone » qui passa de l’Irak à l’Égypte.
Wafik Raouf consacre précisément une étude intéressante sur le particularisme de l’Égypte. Il met notamment en lumière les grandes avancées culturelles qui ont été apportées par la campagne de Bonaparte (1798-1799). Accompagné de nombreux experts et savants, le futur empereur des Français, est en effet parvenu à de surprenantes réalisations techniques, à la création d’une presse égyptienne, à la fondation d’hôpitaux… Pendant l’expédition française, d’importants travaux seront menés dans les domaines médical (ophtalmologie), littéraire (fondation d’une grande bibliothèque) et fiscal (modification du système des impôts). Les Français montrèrent même comment « lever » le pain. Pour de nombreux spécialistes de l’Orient, le résultat de cette expédition « sera d’avoir lancé l’Égypte dans le tourbillon de la politique internationale, lui léguant une agitation et un déséquilibre qui allaient l’arracher de son sommeil. Le passage de Bonaparte marque le point de rupture essentiel, le début de la première phase de la révolution égyptienne, l’insertion du vieux pays assoupi dans le cycle de la vie moderne ». L’œuvre sera poursuivie par Mohamed Ali (Méhémet Ali) qui mettra en pratique les projets de Bonaparte et transformera la vie intérieure du pays. Dans le but de moderniser l’État, celui qui se fit nommer vice-roi d’Égypte en 1804 envoya les jeunes élites égyptiennes en Europe, en particulier en France, où elles acquirent des connaissances scientifiques, techniques et culturelles. Ces élites se mirent à l’école de la pensée moderne et rapportèrent en Égypte une culture nouvelle et les idées sociales et politiques régnant dans l’Europe bouillonnante du XIXe siècle. Plus tard, Nasser voudra gouverner le pays en lui donnant « une identité arabe confirmée » et en brandissant le flambeau du panarabisme et de l’anticolonialisme (le fait colonial étant surtout représenté par la Grande-Bretagne).
De nombreux islamologues définissent l’État islamique comme une entité politique régie par la loi divine. En Dieu réside la source de sa souveraineté. Son souverain, le calife, a pour devoir primordial de maintenir et de propager l’islam. Sa loi est la Loi sacrée révélée par Dieu et élaborée par les interprètes agréés de la foi. Elle ne statue pas seulement sur les questions de croyances, de rituel et de pratique confessionnelle, mais aussi sur les problèmes de droit constitutionnel et pénal, ainsi que sur les affaires touchant à la famille et aux successions. La théorie musulmane classique ne reconnaît ni autorité, ni droit laïcs. « L’Église » et l’État ne font qu’un, et le calife en est le chef ; mais pour Max Weber, il n’y a que l’Occident qui connaisse un État au sens moderne du terme, doté d’une constitution fondée sur des principes, d’une administration spécialisée et de droits du citoyen. Il n’y a aussi que l’Occident qui connaisse un droit rationnel, mis à jour par des juristes et l’appliquent d’une façon rationnelle.
L’auteur aborde le délicat chapitre du nationalisme en mettant l’accent sur les différences culturelles. Le nationalisme arabe présente « un curieux mélange de modernisme, de patriotisme, d’anticolonialisme et d’un étrange laïcisme qui appelle la religion à la rescousse ». Il s’est développé dans un monde et sur un terrain, « dominés par des classes sociales indéterminées et en l’absence d’une bourgeoisie dynamique et productive, à l’européenne, tout en y ajoutant, sous l’effet des circonstances historiques, le rejet de l’hégémonie occidentale ». Pour sa part, le nationalisme occidental est étroitement associé « à la tendance moderne profonde vers une démocratie politique et sociale, vers un scepticisme devant les progrès réalisés dans les domaines de la technique, de la production, des moyens de communication, instaurant dans l’industrie et dans d’autres domaines une ère de mécanisation ». Selon Wafik Raouf, le malheur du nationalisme arabe est qu’il n’ait réalisé que vers le milieu du XXe siècle son entité nationale sans que coïncident, comme cela avait été le cas pour d’autres, des découvertes industrielles et la conquête des libertés. La pensée nationale arabe menant une lutte contre les puissances coloniales, a été favorisée dans son expansion idéologique de combat au détriment de sa pensée scientifique. En d’autres termes, « les concepts politiques tels que le nationalisme et la révolution ont étouffé la connaissance scientifique et rationnelle ».
Bien que le nationalisme occidental ait servi de modèle au nationalisme arabe, les Occidentaux et les Arabes se font du nationalisme des conceptions opposées : En Europe, le nationalisme est lié à l’environnement géographique, à la forme de gouvernement, ou encore à des tendances politiques. En revanche, le nationalisme arabe ne s’appuie ni sur des frontières géographiques, ni sur le concept de l’État-nation, ni sur une forme donnée de pouvoir, mais « sur des fondements ethno-culturels », qui sont eux-mêmes fonction des attitudes psychologiques propres au tempérament des Arabes. C’est pour cette raison que la notion « d’arabisme » conviendrait mieux à cette conception de nationalisme, beaucoup trop rationnelle pour un esprit oriental.
Car les Arabes sont plus proches de l’Orient que de l’Occident. Sur ce constat, l’auteur cite l’exemple de Ferhat Abbas à propos de l’Algérie : « en vérité, le peuple algérien a toujours eu conscience de son appartenance à l’Orient musulman. Il a toujours été très jaloux de son nationalisme musulman ». Le premier président du gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) rappelle par ailleurs que lorsque les Français se sont installés en Algérie à partir de 1830, les seules véritables frontières n’étaient pas celles qui différenciaient les colons des autochtones, mais celles qui séparaient l’islam de la chrétienté. Au vu de cette donnée, on comprend mieux pourquoi les ulémas furent à l’avant-garde d’une propagande active sur l’identité islamique dans le mouvement nationaliste algérien qui déclencha la rébellion armée en 1954.
Les rapports si complexes et les contentieux entre les deux mondes occidental et musulman ont subsisté, mais les relations conflictuelles et concurrentielles ne sont jamais parvenues à imposer une rupture. C’est peut-être là que réside le message de cet essai très documenté : les rencontres et les discussions sont indispensables pour comprendre la problématique posée par la question de « l’autre ». Cet « autre » peut, à la fois, être proche et lointain, et appartenir à un univers fascinant et conflictuel. ♦