Au-delà des armes. Le sens des traditions militaires
L’armée serait-elle, avec l’Église, institution qui l’a précédée de plusieurs siècles, le dépositaire quasi unique et fidèle d’us et coutumes, de traditions remontant pour certaines au fond des âges ? Serait-elle plus que l’administration, les entreprises, les multiples associations, le lieu où se forgent et s’éprouvent des solidarités fortes, durables, qui ont pour but de sauvegarder le sens de l’honneur, du devoir, du sacrifice ?
À l’heure où la France s’apprête, avec la suspension de la conscription, à clore un long chapitre de son histoire militaire, et de son histoire tout court, le remarquable ouvrage de Line Sourbier-Pinter, écrit avec élégance et illustré avec un goût consommé, vient assurément à point nommé.
Les traditions, on le sait, ont un double objectif : cimenter le sens identitaire et la solidarité des groupes de taille diverse, aux objectifs variables, aux influences différentes, et contribuer à en assurer la permanence. Elles sont un élément indispensable de continuité, elles assurent la pérennité d’un groupe spécifique – l’armée – auquel le monopole de l’emploi de la violence, ce pouvoir de donner la mort, mais dans des formes ordonnées, a conféré une responsabilité de plus en plus difficile à assumer dans nos sociétés modernes si attachées à préserver la vie. Dans le discours des militaires, l’idée des traditions s’enrichit d’un autre sens. Elle sert, avant tout, à acquérir la culture militaire, fondée, entre autres, sur la priorité donnée au groupe et à la collectivité.
La question que pose l’auteur et qui sous-tend une bonne partie de son ouvrage, n’est pas purement académique. À l’heure où la sécularisation éthique s’est partout imposée, au moment où triomphe le règne de l’individualisme, les soldats du troisième millénaire peuvent-ils se reconnaître dans cette multitude de cérémonies, coutumes, habitudes dénommées traditions, qui contribuent à leur formation.
Les traditions militaires ont une longue histoire. Le métier de guerrier a toujours exigé non seulement des qualités physiques et morales mais aussi le contrôle des passions. Sans remonter aux hoplites ou aux soldats de César, elles remontent chez nous à Philippe Auguste, qui au XIIIe siècle installe les sergents royaux, puis surtout à Charles VII créateur d’une armée royale permanente qui rendit nécessaire la présence dans les garnisons des prévôts ou de leurs représentants. C’est au XVIIe siècle que Louis XIV, aidé de Louvois, constitue l’armée moderne : uniformisation du nombre des hommes dans les compagnies et escadrons, restructuration de la hiérarchie, développement du rôle de sergent-major ou du major, augmentation du nombre des charges vénales, institutions des inspecteurs de troupe, promotion au mérite. On connaît mieux l’apport de la Révolution et de l’Empire. À ce moment deux sortes de traditions se sont superposées : aristocratiques et familières, elles mêlent gloire, héroïsme et honneur ; républicaines, axées sur le civisme, elles illustrent les notions de citoyen soldat et de nation. Entre 1815 et 1830 d’autres vecteurs de la tradition militaire apparaissent, comme les vaudevilles, les chansons de conscrits et les lithographies. Elles ont un rapport ambigu à l’armée, à la fois admiratif et moqueur. C’est à cette époque que les conscrits commencent à participer à la gloire autrefois réservée aux rois et aux grands. Après l’effondrement de 1870 commence une profonde rénovation des institutions militaires. Après un long et difficile cheminement, l’armée de conscription s’affirme, donnant aux traditions militaires une ampleur jusque-là inégalée. Elles deviennent nationales et le soldat leur détenteur légitime.
C’est à partir de mythes fondateurs et unificateurs, récits des origines et du sens, que les traditions militaires se sont imposées et ont survécu au temps. propres au groupe lorsqu’elles nourrissent son identité, les traditions deviennent régimentaires avec les devises, les coutumes, les faits d’armes, les insignes, les habitudes d’accueil et de parrainage ou lorsqu’elles exaltent une compétence technique par des traditions d’armes : fêtes de sainte Barbe, de saint Michel, de saint Éloi, de sainte Geneviève, langages, chants, sobriquets… Elles peuvent être aussi des traditions transverses où se reconnaissent les particularités d’un mode d’action et d’une mission comme celle des chasseurs alpins, des parachutistes, des troupes de marine… Savoir-être, état d’esprit, valeurs, mode de pensée se transmettent dans les écoles ou sur les lieux d’exercice du métier des armes. Le mode institutionnalisé, quasi liturgique, marqué par la gravité et la solennité s’exerce autant à l’intérieur qu’à l’extérieur des bâtiments militaires. La prise d’armes, cérémonie fréquente sur les lieux publics, en est un des meilleurs exemples. La vie de groupe favorise l’épanouissement de l’autre mode d’expression des traditions, us et coutumes. Festins identitaires, non hiérarchiques, parfois frondeurs, ils prospèrent comme les traditions de « popote », l’accueil des lieutenants, le passage à la trappe des marins, la remise des insignes des aviateurs.
Dans le vocabulaire militaire, surgit, primesautière, grave, rebelle ou routinière, l’appellation familière « les tradis ». Employée parfois au fil de phrases, cette dénomination imprécise, utilisée par les seuls intimes des traditions militaires, recouvre une diversité de figures et préceptes : rites, cérémonies, savoir-faire, savoir-être, habitudes, usages, vertus, principes. Respectées dans l’une des armées mais négligées ou absentes dans l’autre, leurs modalités d’expression varient selon le groupe ou le sous-groupe concerné : régiment ; bataillon, compagnie, section, escadron, escadrille, équipage, brigade, arme, subdivision d’arme… Leurs modes de transmission sont multiples : traditions patrimoniales codifiées, cérémonies militaires réglementées, traditions orales, coutumes et usages… Toutes sont éminemment malléables c’est peut-être là leur force et l’une des causes de leur pérennité. Elles s’adaptent aux diverses communautés, donnant à chacune d’entre elles des caractères qui paraissent originaux et uniques. Sujets de discussion, objets d’enjeux entre la hiérarchie et la base, elles favorisent dans un même mouvement l’impertinence et la conformité. Ces deux éléments de distinction vont aider le groupe à se constituer pour qu’esprit de corps et cohésion se rejoignent dans une identité reconnue. Car autrement comment faire pour que les nouvelles recrues, qui ont tout à apprendre du métier des armes, puissent se rappeler régulièrement le rôle qu’elles ont à jouer. Les traditions revigorées, adaptées, modernisées, seules, peuvent donner l’occasion de se remémorer, sans sourire, l’histoire nationale avec ses héros, ses batailles et son épopée.
C’est dans le creuset de l’armée que des générations de jeunes gens ont appris pourquoi ils devaient se tenir prêts au combat. L’armée a participé à l’affermissement de l’identité nationale, parce qu’elle a été l’élément essentiel d’un puzzle, qui au XIXe siècle, a concouru à la restructuration de la société après la grande cassure de la Révolution. La fabrication de l’histoire nationale à travers le récit des origines qui s’enchaînent sur une longue durée a servi à affirmer l’identité de la France. Chaque époque, chaque guerre y a apporté des éléments nouveaux : guerres coloniales, Crimée, 1870, la Grande Guerre, la Seconde, la Résistance, l’Indochine et aussi, l’Algérie.
La culture militaire se nourrit tout au long de la vie professionnelle d’apprentissage, de formation, d’expérience. Mouvement des idées, et des opinions, influences des techniques nouvelles imprègnent le comportement du soldat. C’est pour ces raisons que la société militaire ne peut être une société de « tradition » telle que l’a caractérisé Lévi-Strauss : « La fidélité têtue à un passé conçu comme mode intemporel, plutôt que comme une étape du devenir… ». Tributaire des techniques, le métier des armes l’est aussi des mutations de la société. Ce métier des armes comporte de hautes exigences : engagement moral, priorité donnée aux valeurs communautaires et respect de la discipline.
Tout cela exige un long et patient apprentissage où les traditions jouent un rôle de formateur, d’unificateur, de stimulant. Line Sourbier-Pinter les analyse en détail, avec quelle subtilité : le drapeau ou la puissance d’un symbole, la présentation ou le salut au drapeau, le baptême de promotion, la discipline et l’exercice de l’autorité, la remise des symboles du commandement, les signes de reconnaissance ; filiation, appellations, et devises, l’uniforme, les chants ; pluralité des formes, permanence des fonctions, les rites d’initiation et de passage, les rites d’accueil, les manifestations communautaires, les fêtes d’armes, fêtes des saints-patrons, sorties et repas de cohésion.
Au terme de son parcours, si riche et stimulant, elle s’interroge sur les traditions de demain. Entre guerre technologique, maintien de la paix et secours humanitaire, le métier de soldat est en train de changer comme, peut-être, la répartition des tâches entre les armées. Plus que jamais les jeunes militaires ont, à tous les niveaux de compétence, besoin d’une formation morale fondée sur l’histoire de la pensée, l’éducation civique, la déontologie, les principes universels des droits de l’homme. Ils n’avancent plus en corps serré, mais en petits groupes parfois seuls. C’est à l’aune d’une allégeance fondée sur une citoyenneté pleinement assumée que les traditions militaires seront adaptées, inventées, réinventées, comme doit l’être tout outil servant à démontrer une idée, un principe.
Que regretter dans un tel ouvrage qui devrait être mis dans les mains de tout enseignant, gradé ou expert des questions militaires, sinon qu’il ne fait aucune part aux traditions militaires étrangères. C’est le sens des traditions militaires françaises qui aurait dû être son véritable sous-titre. Il aurait été intéressant de
comparer les nôtres à celles de nos principaux voisins, Britanniques, Allemands, ou Américains et Russes, pour ne rien dire des Chinois ou Japonais. Ne boudons pas notre plaisir ; la somme fort éclairée de Line Sourbier-Pinter est suffisamment riche, subtile, puissante et élégante pour se suffire à elle-même. Elle restera longtemps une lecture obligée et une source où viendront s’abreuver les continuateurs de ces belles et grandes traditions militaires qui sont celles de la nation française. ♦