Ramses 2002
Fidèle à ses engagements, l’Institut français des relations internationales (Ifri) nous présente dès la rentrée son Ramses, c’est-à-dire son « Rapport mondial sur le système économique et les stratégies », qui analyse, à l’intention d’un public éclairé, « Les grandes tendances du monde », telles qu’elles lui sont apparues au cours de l’année précédente. Et si ce rapport, puisqu’il a été clos en juillet dernier, n’a pas, bien évidemment, pris en considération les conséquences de l’agression majeure dont les États-Unis viennent d’être la cible au moment où nous écrivons ces lignes, il n’en reste pas moins que les repères qu’il met à notre disposition conservent toute leur valeur, émanant, comme on le sait, d’une équipe pluridisciplinaire de très haut niveau, et, qui plus est, en contact permanent avec ses homologues à travers le monde,
Et, puisque nous venons d’évoquer ces repères, mentionnons tout de suite qu’une large place leur est réservée dans le présent Ramses, puisque la « partie » qui leur est consacrée comporte 50 entrées, parmi lesquelles sont traités (avec rappel des faits et dates, et références bibliographiques) les sujets suivants, qui restent d’actualité : « Afghanistan (dans la main des taliban) » ; « Asie du Sud (une année d’incertitude) » ; « Chine (le temps du réveil) » « Défense antimissiles (une ambition floue qui n’est pas sans risques) » ; « États-Unis (retour à l’unilatéralisme) » ; « Europe de la défense (le défi de l’après-Nice) » ; « Justice internationale (à qui appartient-il de juger) ». Et signalons tout de suite aux chercheurs qu’après ce « panorama », ils trouveront aussi dans cette partie : le « monde en cartes », le « monde en chiffres » ; une chronologie des principaux événements survenus dans le monde ; et enfin un index très complet des sujets abordés dans l’ouvrage.
Ce Ramses nous offre aussi, comme d’habitude, des études de fond rédigées par des experts de renom. Elles sont groupées en trois « parties », mais ont toutes pour fil conducteur, comme le voulait l’actualité de l’année écoulée, les phénomènes « mondialisation » et « nouvelles technologies ». Souhaitant nous arrêter un peu sur la première partie, qui traite de leurs répercussions sur la stratégie, au sens militaire du terme, sujet qui intéresse plus immédiatement les lecteurs de cette revue, nous nous bornerons à citer ici les thèmes traités dans les deux autres. La « partie II » a pour titre « Mondialisation et nouvelles technologies (acteurs et contestations) » ; Pierre Jacquet en a dirigé la rédaction, traitant lui-même de « la gouvernance globale à l’épreuve de la contestation », et cela au lendemain de la manifestation tragique qui venait de survenir à Gênes, à l’occasion du « sommet du G8 ». Les deux autres thèmes abordés dans cette partie, mais là d’une manière plutôt optimiste, sont, d’une part, les conséquences pour « le développement » des nouvelles « Technologies de l’information et de la communication » (TIC) ; et, d’autre part, « l’irrésistible ascension des villes » comme acteur de la mondialisation. Quant à la « partie III », placée sous la direction de Philippe Moreau Defarges qui a rédigé lui-même, avec la compétence qu’on lui connaît, le chapitre consacré à l’Union européenne (« à la recherche de son unité dans la diversité »), elle nous présente le panorama géopolitique de notre temps, en tout cas tel qu’il apparaissait avant le « mardi noir ». Y sont ainsi analysées les « dynamiques locales » et les « stratégies régionales » du Proche-Orient, c’est-à-dire en Israël-Palestine bien sûr, mais aussi en Syrie-Liban, puisque l’auteur entrevoit un « lien géostratégique » entre ces deux axes, avant de s’interroger sur le rôle que pourrait y jouer l’Europe, et, ce qui est encore d’une plus urgente actualité, sur « les dilemmes du monde arabe ».
Et nous en arrivons à ce par quoi nous aurions dû débuter, puisqu’il s’agit de la « partie I » du Ramses, intitulée « Paix et sécurité », où interviennent, nous rappelle le sous-titre, « le militaire, le technicien et le diplomate ». C’est Dominique David qui, avec sa compétence de professeur à Saint-Cyr, y traite de l’aspect militaire, après avoir constaté que « la mondialisation a créé un espace et un temps nouveaux », et s’être interrogé sur le « pourquoi de l’utilisation de la force à notre époque » ; puis avoir constaté « l’éclatement des espaces de la violence », ainsi que « le poids des innovations techniques », qui obligent à « redéfinir la manœuvre », exigent une « armée modulaire » et posent le problème de la nature du « métier militaire ». D’autant que, malgré la mondialisation, il existe encore « plusieurs mondes » et par suite « plusieurs guerres » ; en attendant « les guerres postmodernes », où, sous l’effet de cette mondialisation « les champs d’affrontement s’étendent à tous les domaines ». La contribution suivante, due à Camille Grand, lui aussi enseignant à Saint-Cyr, traite des conséquences stratégiques des « Révolutions technologiques », et par suite de l’éventualité d’une « Révolution dans les affaires militaires (RMA) », avec des « encadrés » très documentés sur le sujet, ainsi que sur « l’espace militaire », « la guerre informatique » et « le risque biologique » ; le tout assorti, comme pour les contributions précédentes, d’une bibliographie sélective, très complète. Enfin cette partie du Ramses se termine par un texte qui intéressera tous les militaires de carrière, troublés comme ils le sont par l’irruption de la justice internationale dans l’exercice de leur fonction, jusqu’ici quasi sacerdotale et au seul service de l’État. C’est Dominique Moïsi, directeur adjoint de l’Ifri qui, avec son talent bien connu, en est l’auteur, sous le titre « Les Nations unies entre paix incertaine et justice sélective ». Il termine sa contribution par cette constatation, en définitive réconfortante : « Elles (les Nations unies) demeureront, de très nombreuses années encore, le bouc émissaire de nos égoïsmes et le pompier ultime des incendies que, par indifférence ou par cynisme, nous laisserons se propager ».
Ainsi, bien qu’elles constituent comme chaque année l’introduction du nouveau Ramses, avons-nous gardé pour la fin les « Perspectives » tant attendues de Thierry de Montbrial, qui, comme on le sait, est le directeur de l’Ifri, mais aussi le président en exercice de l’Académie des sciences morales et politiques. Nous passerons là encore, et bien qu’elle émane d’un expert particulièrement éminent, sur son appréciation de la situation économique mondiale. Nous laisserons de côté les « perspectives » dressant « le bilan de Clinton » (plutôt élogieuses), ou traitant des « débuts de George W. Bush » (plutôt sévères), puis des « débuts de Poutine » (encore réservés), pour nous arrêter, à défaut de « perspectives » sur la guerre d’Afghanistan (que l’Ifri ne manquera pas de nous offrir dans ses prochaines conférences), sur celles concernant l’Europe, et plus particulièrement l’Union européenne. Voici donc, sur ce sujet, quelques notations qui méritent, pensons-nous, que nos lecteurs se rapportent aux développements qu’en a faits leur éminent auteur. Première notation : « Il faut renoncer à l’ambition manifestement illusoire d’une résolution satisfaisante et durable des problèmes institutionnels, préalablement à l’élargissement. Pour accomplir son destin, l’Union européenne semble condamnée, encore une fois, à mettre la charrue devant les bœufs ». Deuxième notation : « Pour avancer, encore faut-il à l’Europe un minimum de leadership… Celui-ci ne peut être assuré que par l’Allemagne et la France, à égalité ». Troisième notation : « On ne doit pas se laisser piéger par l’affirmation simpliste selon laquelle une Constitution supposerait le choix d’une Europe fédérale. L’important… c’est de reconnaître la nécessité d’une sorte de loi fondamentale (explicitant) les buts de la construction européenne et les valeurs sur lesquelles elle se fonde, ainsi que les principes généraux de l’organisation du processus de décision… ». Toutes ces suggestions constructives s’adressent à l’Europe elle-même, mais notre auteur constate aussi, et là avec amertume, que « la construction européenne reste durablement fragilisée par l’ambiguïté (de la) relation transatlantique », et plus particulièrement la sécurité du continent européen.
Nous arrêterons là ces notations, qui montrent s’il en était besoin, que Ramses 2002 nous apporte beaucoup de sujets de réflexions dans de nombreux domaines qui intéressent les lecteurs de cette revue. Aussi, attendons-nous, avec impatience, l’avènement de son successeur, d’autant que, très probablement, il aura à nous faire comprendre alors un monde entièrement nouveau ; et cela non plus, comme hier, pour des raisons économiques et technologiques, mais parce que les événements actuels risquent fort, peut-on penser, de redistribuer à travers le monde les cartes de la géopolitique. ♦