L'Asie nucléaire
Au moment même où le Premier ministre de l’Inde et le général « chef du Pakistan islamique » ont, à Accra, des conversations qui, d’après le communiqué, sont « franches et constructives », paraît cet ouvrage qui traite de l’Asie nucléaire, c’est-à-dire, pour l’essentiel, de la nouvelle donne qu’a introduit sur ce continent l’officialisation de l’accès à l’arme nucléaire de ces deux puissances, fondamentalement rivales. Et, pour notre chance, l’analyse de la situation géostratégique qui en résulte a été conduite par deux auteurs à l’expérience peu commune, puisque Bruno Tertrais et Isabelle Cordonnier, tous deux docteurs en science politique, ont appartenu respectivement, comme chercheurs, à la célèbre Rand Corporation américaine et au Japan Institute for International Affairs de Tokyo.
Disons tout de suite que nos auteurs ont limité leur analyse de l’Asie nucléaire à ses deux derniers « acteurs » que sont l’Inde et le Pakistan, opposés ou alliés à ce vieil acteur nucléaire qui y était déjà la Chine, depuis 1964. C’est dire qu’ils ne traitent pas de la nucléarisation de l’Asie occidentale, laquelle existe déjà puisque, autant qu’on le sache bien qu’on n’en parle jamais, Israël s’est dotée de l’arme nucléaire depuis la même époque que la Chine. Ce qui a entraîné la tentation de l’Irak d’en faire autant, et risque fort, d’entraîner maintenant celle de l’Iran, d’autant que son autre voisin, celui-là oriental, vient lui-même d’y accéder.
Pour en revenir à notre ouvrage, soulignons que son analyse des postures adoptées en la matière par les nouveaux acteurs, indien et pakistanais, est particulièrement éclairante pour ce qui concerne leurs motivations, leurs programmes en cours et l’ébauche de leurs doctrines, en tout cas dans leurs aspects déclaratoires. Pour l’Inde, nos auteurs trouvent chez elle des analogies avec le cas français ; pour le Pakistan, ils trouvent excessives les inquiétudes qui sont parfois exprimées à propos du « contrôle » de la sûreté de son armement nucléaire, et d’une manière plus générale, ils posent en principe que « les fondements de la dissuasion font appel à des logiques psychologiques universelles ». C’est dire que leur vision de l’Asie nucléaire n’est pas pessimiste, encore qu’ils reconnaissent que « les relations de dissuasion sont plus nombreuses et plus complexes dans l’Asie d’aujourd’hui, qu’elle ne fut dans le cadre de l’affrontement Est-Ouest ». Des différences importantes y sont en effet manifestes, puisqu’il s’agit là d’un jeu à trois, que les relations nucléaires y sont profondément dissymétriques, et que, faute de capacités, pour le moment, de frappes en second, les risques d’emploi y sont probablement plus élevés qu’ailleurs ; encore que la Chine proclame (depuis toujours) sa doctrine de « non-emploi en premier ».
Nos auteurs abordent aussi de façon plutôt optimiste les problèmes que pourraient poser en Asie (toujours orientale) une éventuelle course aux armements nucléaires et balistiques, ainsi que le projet de défense antimissiles balistiques du territoire américain — alors qu’on peut penser (c’est nous qui le disons) qu’il soit surtout destiné, pour le moment, à le protéger en priorité contre d’éventuelles menaces de frappes chinoises, par exemple à propos de la mise en place d’une défense antimissiles de Taïwan. Ils considèrent qu’en Asie le « jeu à quatre » de la guerre froide (États-Unis, Russie, Chine, Japon) a perdu son rôle central, alors que les pays de l’Asean évoluent vers une conception régionale, et par suite non-nucléaire, de leur sécurité. Moyennant quoi, ce rôle central va incomber désormais au « triangle nucléaire » (Chine, Inde, Pakistan). Nous nous permettrons alors d’ajouter, que la Russie est aussi une puissance asiatique, comme l’avait autrefois souligné l’amiral Castex, dans son livre De Gengis Khan à Staline. Et au moment où nous écrivons ces lignes, Vladimir Poutine vient de le rappeler en concluant un « traité d’amitié » avec son homologue chinois, qui a donné lieu à une déclaration commune condamnant le projet de bouclier antimissiles américain. Il est d’autre part notoire que, si la Chine a aidé puissamment le Pakistan dans son programme nucléaire, la Russie n’est pas restée neutre dans ses relations avec l’Inde en matière d’armement. Un jeu à quatre nous paraît donc exister désormais en Asie (orientale) pour le sujet qui nous occupe, jeu dont les États-Unis pourraient bien rester encore les arbitres, pensons-nous.
L’ouvrage se termine par une réflexion fort intéressante de « l’impact de l’Asie sur le nucléaire en cours », dans lequel sont abordés les problèmes concernant les « postures », la « non-prolifération », la « maîtrise des armements », le « processus de désarmement nucléaire ». Tous sujets qui méritent effectivement d’être repensés, dans une perspective proprement française et par suite européenne, comme viennent de le faire, de leur côté, Lucien Poirier et François Géré dans leur ouvrage, à deux voix, intitulé La Réserve et l’Attente, mais plus clairement sous-titré : « L’avenir des armes nucléaires françaises ». Nos auteurs actuels nous offrent dans leurs conclusions des « pistes de réflexion » intéressantes à ce sujet, telles que « encourager l’émergence d’un nouveau directoire de la non-prolifération », « faire intervenir l’Europe dans les débats de sécurité », faute de quoi, osent-ils ajouter, il faudrait « se préparer au prochain emploi de l’arme nucléaire ». Tous ces sujets sont effectivement d’une urgente actualité, comme nous avons eu l’occasion de le souligner récemment dans cette revue. Il nous reste cependant à souhaiter que Bruno Tertrais et Isabelle Cordonnier analysent prochainement, suivant les mêmes méthodes et avec le même talent, les problèmes que pose l’Asie nucléaire « occidentale », d’autant que ces problèmes ne peuvent manquer, un de ces jours, de concerner la France et l’Europe. ♦