La démarche stratégique chez Thucydide
On sait qu’une thèse de doctorat comme celle-ci doit se plier à un certain rituel : sérieux du travail attesté par un développement imposant, souci de justification entraînant une masse de références en bas de page, pointe de corporatisme déférent sous forme de citations d’éminents confrères et devanciers… soit 1 050 grammes (nous avons pesé), 50 pages d’introduction et 150 d’annexes. Il s’agit cette fois des enseignements tirés des vingt-sept années de Guerre du Péloponnèse. Jean Drocourt s’est assigné la tâche méritoire d’opérer la transformation de l’ouvrage de Thucydide, certes plus orienté vers la recherche de lois « aussi scientifiques que possible » que vers le récit des combats mais qui applique néanmoins un « procédé rigoureux de chronologie » en un manuel de stratégie puisant sa substance parmi les différentes phases décrites par l’historien grec ; d’où, on l’imagine aisément, la difficile élaboration d’un plan synthétique, une progression plutôt processionnelle et des redites, pas forcément condamnables d’ailleurs, puisque « Thucydide lui-même, en pédagogue, se répète souvent ».
Au cas où il n’aurait, de son passé scolaire, conservé en tête, touchant la Grèce, qu’une liste de héros, un goût pour l’étymologie et l’origine de l’olympisme, le lecteur aurait intérêt pour tirer le maximum de profit de son parcours, à se replonger un moment dans ce Ve siècle d’avant notre ère qui fut sans doute celui du plus grand rayonnement d’Athènes. Lorsque Thucydide se met au travail, en digne successeur d’Hérodote, la guerre de Troie a été chantée par Homère il y a bien longtemps ; les guerres médiques ne sont terminées que depuis quelques décennies ; deux esprits distingués et vertueux ont rencontré un sort contraire, Thémistocle et surtout Périclès « supérieur dans le double domaine de la parole et de l’action » ; le sinueux Alcibiade en a fini prématurément avec ses aventures syracusaines et Platon est encore un jeune homme. Quelques repères permettent de mieux situer les événements.
Les bases que nous a léguées cette époque se retrouvent intégralement dans ces lignes, à travers l’impeccable et élégante traduction de Jacqueline de Romilly : le balancement des arguments, l’aptitude à la généralisation, le sens de la mesure, la place du discours toujours solidement structuré, le sens de l’esthétique et aussi le besoin de justification morale.
Pour revenir à la stratégie, certains éléments sont bien entendu spécifiques ; la cité par exemple, « État-nation » en réduction (tout en ayant conscience de son appartenance au monde grec) affichant souvent une démocratie toute relative, concluant des alliances de circonstance et parfois réduite à l’état de protectorat par une cité voisine ; ou encore ces batailles navales à coups d’éperon qui font penser à une partie d’autos-tamponneuses à la foire. Quant au fond, il n’existe que deux hypothèses : ou bien Drocourt a manipulé les textes pour nous faire croire que Thucydide avait maîtrisé il y a 2 400 ans les principes de la stratégie ; ou bien, et c’est la plus vraisemblable, ces derniers étaient effectivement en honneur en Grèce à l’époque approximative où un auguste Chinois, idole à la dernière mode, les exprimait de son côté. Car tout ce qui est enseigné de nos jours dans les écoles de guerre et est attribué aux découvertes de Maurice, Carl, Ferdinand, Raymond, Lucien et les autres apparaît déjà ici à échelle réduite, à l’exception de ce que permettent les moyens techniques modernes : la notion d’intérêts vitaux, la recherche de la liberté d’action, la concentration des efforts, la stratégie indirecte, l’analyse des facteurs de la décision, disséquée dans les tableaux à double entrée des copieuses annexes V et VI. Ne manquent ni l’étude des possibilités de l’ennemi, ni l’utilisation de la surprise, ni les préoccupations logistiques (ni même l’amorce d’un Titre III et d’un Titre V !)… ni finalement des constatations de bon sens, voire des évidences, selon lesquelles (comme le rendement de la violence l’emporte le moment venu sur celui des séductions et menaces de la diplomatie), le plus fort en un point donné a toutes les chances de gagner.
Et notre lecteur de dénicher ainsi une foule d’analogies : il assiste à la lutte entre puissance maritime (Athènes) et continentale (Sparte) ; la campagne de Sicile fait découvrir les aléas des opérations extérieures malgré l’« union sacrée » qui accompagne le départ d’une expédition présumée « fraîche et joyeuse » ; Périclès semble prévenir ses concitoyens contre un Munich (« Cédez leur et aussitôt vous rencontrerez une nouvelle exigence plus considérable… ») ; Athènes vise une politique d’équilibre et « verrait plutôt favorablement les autres se massacrer mutuellement », tandis que le besoin de points d’appui pour la flotte se fait sentir et que le blé d’hier joue le rôle du pétrole d’aujourd’hui.
Que celui qui ne se sent pas découragé devant un imposant volume se livre à cette excursion sur l’acropole, source de réflexion sur le génie d’une civilisation qui, visant le rationnel sans nier l’impact du hasard, a si fortement influencé notre psychologie civile et militaire. ♦