État-major des armées - Une méthodologie méconnue de rationalisation des capacités militaires
La difficulté à faire des choix en matière de programmation n’est pas propre au ministère de la défense. C’est en effet la responsabilité de toute administration d’entreprise que de présenter à ses dirigeants les options stratégiques les plus efficientes en fonction de critères sélectionnés et pertinents. Les difficultés de l’exercice sont à la fois d’ordre méthodologique et d’ordre pédagogique. Concernant la méthode, il s’agit d’extraire l’essentiel de l’accessoire et de faire converger des problématiques, souvent concurrentes voire antagonistes, vers les objectifs stratégiques fixés. S’agissant de la pédagogie, il faut rendre l’argumentaire des choix accessible, tant aux instances décisionnelles qu’à l’ensemble des acteurs concernés.
En 1997, le ministère de la défense a conduit la « revue de programmes » en innovant en matière de rationalisation des projets d’investissement (Titre V). Plus près de nous, l’exercice de préparation de la loi de programmation militaire (LPM) pour la période 2003-2008 a été mis à profit pour valider des méthodes plus avancées, lesquelles, pour avoir été discrètes, n’en méritent pas moins quelque publicité. Elles ont, en effet, fortement innové dans le domaine du travail collectif, tout en s’inscrivant dans la logique d’amélioration de la dépense publique, élément majeur des dispositions que l’État met en place pour se réformer. Il s’agit en fait de prendre en compte une question somme toute de bon sens : quelles dépenses pour quelles capacités ?
L’observateur attentif du projet de LPM 2003-2008 aura en effet remarqué un changement notable, par rapport à la précédente loi, dans la présentation du document : les forces armées y tiennent une place différente, ni mineure, ni exclusive ; des notions nouvelles ont été introduites qui, au-delà d’un ésotérisme apparent, expriment cette idée fondamentale qu’il convient de dimensionner les efforts à l’aune des effets attendus, et donc de la combinaison de capacités militaires multiples rarement détenues par une seule armée. Toute une méthodologie nouvelle s’est ainsi forgée autour d’un concept baptisé « de système de forces », pour mieux souligner la nature opérationnelle des capacités, ainsi que l’idée que tout effet militaire n’est produit que par une combinaison de capacités.
Les systèmes de forces
Le Conseil économique et social notait en 1998 que « nos systèmes décisionnels continuent à reposer sur des pratiques corporatistes, et qu’il fallait développer de nouveaux outils d’aide à la réflexion ». Il faisait référence aux difficultés structurelles rencontrées dans la confrontation d’intérêts entre les armées, mais également les autres organismes intéressés par la planification de défense (DGA, CEA, etc.).
Partageant cette analyse et confirmant l’ambition d’y remédier, la DGA et les états-majors se sont structurés pour dépasser les points de vue d’armées et des services étatiques associés. Plaçant le résultat opérationnel au cœur de la problématique, ils convenaient d’associer les capacités militaires au sein de domaines fédérateurs, comme la maîtrise de l’information, la mobilité, la maîtrise des milieux, la frappe dans la profondeur, la préparation opérationnelle. Pour confirmer la finalité militaire de tous ces projets, ces domaines ont été appelés « systèmes de forces ».
Ainsi, l’outil de défense n’est plus seulement décrit sur l’approche classique distinguant les trois armées, la gendarmerie, les forces nucléaires, etc. ; il est aussi établi en sept systèmes de forces qui, sans être imperméables les uns par rapport aux autres, permettent d’obtenir une meilleure cohérence interarmées.
Il convenait alors de placer chacun de ces domaines sous la responsabilité conjointe d’un « opérationnel » et d’un « ingénieur », à l’image de l’association du maître d’ouvrage et du maître d’œuvre de tout grand projet. Par la force de l’image, et dans chaque domaine, l’officier d’état-major assurant la cohérence des projets a été nommé « officier de cohérence opérationnelle » et l’ingénieur de la DGA « architecte de système de forces ». Concrètement, cet ensemble d’officiers et d’ingénieurs travaillent de façon collégiale, et confrontent régulièrement leurs analyses. Il est important de souligner que désormais, tous les choix de prospective, de développement et de lancement de programme sont faits par le comité des chefs d’états-majors avec la participation du collège des systèmes de forces.
Le projet de LPM a fortement tiré parti des « systèmes de forces ». Les objectifs n’y sont plus exprimés en termes de réalisation, comme c’était le cas précédemment, mais en termes d’effets attendus. Le projet a gagné en lisibilité pour le spécialiste comme pour le profane.
L’approche capacitaire
Quant aux méthodes développées pour travailler ensemble, les acteurs du collège des systèmes de forces les ont mises au point à la fois par une approche conceptuelle et par la mise en pratique de la confrontation d’intérêts spécifiques : finalités opérationnelles, significations politiques, perspectives européennes, enjeux technologiques, préparation de l’avenir, aspects industriels, etc.
Dans la pratique, on a largement fait appel aux méthodes multicritères. L’effort a porté sur le choix des points de vue les plus pertinents pour l’analyse. Compte tenu de la complexité des enjeux, il est essentiel de comprendre et de faire comprendre l’interdépendance des sujets. En somme, il convient de restituer chaque problématique sous son meilleur « angle d’attaque ».
Autant dire que si le « système de forces » constitue un domaine cohérent de responsabilités, ce sont bien les capacités militaires qui sont au cœur des travaux de planification. Les identifier, les décrire et les délimiter constitue en soi un important travail, sans cesse remis sur l’ouvrage, pour les adapter au besoin pressenti, avéré, confirmé (selon l’horizon étudié). À l’évidence, du chemin reste à parcourir. On constate par exemple que les « référentiels capacitaires » (les listes de capacités) sont nombreux et de « granularité » variée : ainsi, sur la base de 103 capacités élémentaires initialement répertoriées, une quarantaine ont été sélectionnées dans le travail particulier d’élaboration de la LPM. Simultanément, les experts de l’Union européenne dépêchés à Bruxelles pour construire les capacités collectives en retenaient 145 ! Mais l’essentiel a sans aucun doute été fait, à savoir l’adoption d’un même langage et une manipulation commune des mêmes méthodes d’analyse.
Bilans et perspectives
Comme pour confirmer l’intérêt de cette démarche, le MoD britannique s’est impliqué, sans que l’administration française ait pris quelque part à cette évolution, dans une direction toute semblable, ce qui s’est concrétisé par la mise en place de capabilities managers, correspondants naturels de nos binômes « architecte-officier de cohérence ».
Systèmes de forces et approche capacitaire ont ainsi, en l’espace de trois ans, profondément modifié les modes de travail des experts et facilité grandement le dialogue avec nos partenaires les plus proches.
Ces nouveaux outils ont sans doute été à la clé de la réussite enregistrée pour l’Europe de la défense sur les options concrètes que nous lui connaissons aujourd’hui. Fortement ancrée dans l’organisation des états-majors et des organismes du ministère, cette méthodologie mérite d’être pérennisée, approfondie et partagée pour améliorer encore une politique de choix durables en matière de défense. Outil de dialogue et outil d’anticipation, cette nouvelle démarche peut faciliter l’établissement de contrats capacitaires et d’indicateurs associés. Elle pourrait sans doute servir aussi comme instrument d’évaluation rétrospective, dans le cadre d’une amélioration du contrôle de gestion qui est au cœur des grandes orientations de réforme que l’État est en train de mettre en œuvre pour doter notre administration publique d’outils adaptés à notre temps. ♦