La guerre sans armes
Le récit de Daniel Trastour sur ses sept années passées à la MMFL (Mission militaire française de liaison) présente un intérêt particulier, car il lève le voile sur un organisme autrefois très protégé par son caractère hautement confidentiel. Un organisme qui a joué un rôle clé dans le domaine du renseignement pendant la guerre froide. La Mission militaire française de liaison près le haut-commandement soviétique en Allemagne a été créée le 4 avril 1947 (accords de Postdam), dans le sillage de la victoire des Alliés sur l’Allemagne nazie. Dans ce contexte, des missions américaines et britanniques furent aussi établies à Postdam en RDA (République démocratique allemande), ainsi que des missions soviétiques stationnées en RFA (Bünde, Francfort, Baden-Baden) et accréditées près les commandements américain, britannique et français.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, leurs tâches étaient de faciliter les relations entre les grands états-majors alliés, ceux des Soviétiques en zone Est, et des Occidentaux en zone Ouest. Cette situation, initialement à caractère strictement politique, devint de plus en plus difficile à gérer avec l’installation de la guerre froide. Chaque camp prit à ce moment conscience de l’intérêt militaire que représentait une Mission habilitée à se déplacer, pour les Alliés en Allemagne de l’Est, pour les Soviétiques en Allemagne de l’Ouest, et d’y mener des opérations de renseignement. Jusqu’à sa dissolution le 30 juin 1991, la MMFL fut ainsi directement impliquée dans une guerre du renseignement, une guerre sans armes, mais un combat particulièrement dangereux en raison de la volonté farouche des armées du Pacte de Varsovie de préserver certains secrets militaires.
L’organe de direction de la MMFL était le commandement en chef du 2e Corps d’armée, situé en RFA à Baden-Oos, siège des FFA (Forces françaises en Allemagne). La production de la Mission était exploitée par le CRA (Centre de renseignement avancé qui jouait le rôle de bureau renseignement du 2e Corps d’armée). En plus de sa base avancée de Postdam située en RDA, la MMFL disposait d’une base arrière à Berlin-Ouest. Son champ d’action était la RDA dans laquelle évoluaient en permanence vingt divisions soviétiques et les unités de la NVA (l’armée est-allemande). Le travail des observateurs français sur les axes routiers était facilité par la présence de jalonneurs adverses : les Soviétiques lisaient mal l’allemand et avaient besoin d’être guidés sur les routes à chaque changement de direction ; ils déposaient donc des soldats à chaque carrefour important pour diriger les convois russes dans la bonne direction, et par la même occasion, les militaires français à la recherche d’informations sur les matériels des armées du Pacte de Varsovie. Toutes les manœuvres et les déplacements importants de véhicules (sur route ou embarqués sur des trains) ont fait ainsi l’objet d’une observation scrupuleuse des équipes de la MMFL.
Dans leur collecte du renseignement, les cadres de la MMFL se sont heurtés à de nombreuses difficultés. La première gêne était inhérente à la présence de Zones interdites permanentes (ZIP) imposées par les Soviétiques pour camoufler certains sites. Ces ZIP couvraient le tiers du territoire de l’Allemagne de l’Est. À cela s’ajoutaient les Zones d’interdiction temporaire (ZIT) fixées arbitrairement par le commandement soviétique pendant la durée de certains exercices militaires. Mais la difficulté la plus importante a concerné les blocages délibérés de véhicules de la MMFL par des militaires soviétiques. Ce genre de situation qui pouvait durer plusieurs heures s’achevait généralement après de laborieuses discussions avec la Kommandatura locale. Ces incidents ont parfois pris une tournure tragique, les Soviétiques ou les Allemands de l’Est n’hésitant pas à provoquer des accidents. Une collision volontaire a ainsi entraîné la mort d’un sous-officier français.
Spécialiste de la langue et de la culture russes, Daniel Trastour a pu ainsi évoluer plus facilement dans ce milieu difficile et, à l’époque, particulièrement hostile. On touche ici au problème crucial de la connaissance des langues étrangères, une question qui n’est pas toujours très bien maîtrisée par l’armée française. Dans son livre captivant, l’auteur communique au lecteur sa passion du renseignement et son goût du risque. Pour effectuer de telles missions, il fallait avoir non seulement des qualités techniques propres aux spécialistes du renseignement et des compétences linguistiques pour se sortir de situations délicates, mais aussi une très grande force morale pour mener certaines actions périlleuses. À ces atouts, s’ajoute celui représenté par le rôle majeur des épouses qui, à l’occasion de réceptions officielles, recueillaient des informations intéressantes lâchées imprudemment par des cadres russes éméchés par quelques verres de vodka. Les actions de la MMFL en RDA constituent un chapitre important de l’histoire militaire de ces dernières décennies, car elles ont permis de mieux connaître certains aspects des armées soviétique et est-allemande, et donc d’affiner l’évaluation de la menace qui a pesé sur le monde libre pendant toute la durée de la guerre froide. ♦