Paris 40-44
Excellent ouvrage que ce Paris 40-44, tant sous l’angle de l’étude purement historique, au sens le plus scientifique du terme, que sous celui du « reportage ». Et c’est peut-être ce second aspect, le moins noble en principe, qui nous a le plus passionné. Quiconque a vécu cette période dans la capitale retrouve ici des souvenirs profondément imprimés dans sa mémoire : le premier bombardement du 3 mars 1942, inattendu (d’où vient tout ce bruit ?), les « jeunes des écoles réquisitionnés » pour cette fouille infâme dans les décombres du quartier de la Chapelle, l’allocution du Maréchal à l’Hôtel de Ville le 26 avril 1944 « mal entendue car les micros fonctionnaient irrégulièrement » et couverte par la Marseillaise…
En dehors de ces événements marquants, le rappel de la vie quotidienne, le fléchage hétéroclite et multicolore de l’occupant tel qu’il apparaît devant l’Opéra sur la couverture du livre, les bidasses teutons et les « souris grises », le métro bondé, l’étoile jaune sur la veste des camarades de classe, les semelles de bois en place de cuir… une foule de réminiscences respirant l’authenticité dans un domaine trop souvent traité, notamment sur l’écran, de façon caricaturale, simplificatrice et manichéenne. Sans oublier bien sûr l’obsession du ravitaillement, les files d’attente, les tickets, le marché noir, le troc… On élève 400 000 lapins dans les appartements parisiens, on transforme les pelouses en potagers et ramener une douzaine d’œufs à la maison s’apparente à la conquête du Graal.
Quatre ans entre l’entrée de la Wehrmacht dans une ville ouverte « faute de Clemenceau », vidée par l’exode, et la « semaine folle » (accompagnée d’intrigues politiques de dernière heure) d’une libération faite de « participation ludique, de badauderie et d’héroïsme désarmé », à propos de laquelle il convient de « ne verser ni dans l’hyperbole, ni dans l’ironie » ; quatre ans, c’est long, lapalissade destinée à rappeler que le cas de figure n’est pas celui d’un épisode uniment glorieux ou honteux, mais d’une tranche de vie grise, froide, interminable, pour la majorité des habitants. Mais c’est aussi, dans cette « capitale déchue », soumise au couvre-feu et parcourue par les vélotaxis, une surprenante et brillante vie mondaine franco-allemande, dont le Tout-Paris, en grande partie reconstitué, est loin d’être absent ; théâtres, concerts et champs de courses font le plein, peuplés sans grands états d’âme de futurs patriotes familiers de Saint-Germain des Prés qui se dédouanent pour l’avenir en glissant quelque allusion perfide dans une tirade ou en affirmant que la présence est la meilleure façon d’affirmer la continuité. C’est enfin une profonde évolution à partir d’un début (alors que la fin de la bataille de France est assimilée par presque tous à celle de la guerre) non dénué d’une certaine admiration devant la correction des « conquérants-touristes » et marqué par l’entreprise de séduction opérée en haut lieu par une équipe habile qui nous vaut une intéressante galerie de portraits dominée par Abetz ; le personnage, adepte d’une « collaboration de bon aloi, courtoise et aux allures humanistes », est sans doute en partie sincère. Ces braves gens manipulent en douceur des alliés politiques français de tous bords souvent ambitieux et naïfs, tandis que les chefs militaires répugnent à se salir les mains. Ainsi apparaissent deux strates d’occupants : sur le devant de la scène, des généraux patriciens comme les cousins von Stülpnagel et des hommes du monde férus d’art et de littérature à l’image du distingué capitaine Jünger ; en fond de tableau, les exécuteurs des basses œuvres acoquinés à des truands bien de chez nous et dont l’influence va croître au rythme du renversement du sort des armes, de l’augmentation des attentats et des représailles consécutives.
La Résistance parisienne est faite au départ d’une « somme de réactions individuelles » et sa forme active « reste le fait d’une minorité ». Le Parisien moyen se manifeste à son habitude par la gouaille, les graffitis et l’écoute précautionneuse de la BBC. Privé de bains de mer, il voyage en pensée sur la carte au gré du mouvement des armées. Les bobards circulent en même temps que les histoires drôles et on siffle (dans le noir) les actualités au cinéma, « lieu de rencontre, endroit chauffé, moyen d’évasion », où on vient « voler un moment de rire et d’oubli » devant les chefs-d’œuvre de l’époque, comme Le Corbeau, Les Inconnus dans la maison ou Les visiteurs du soir. Malgré une « fringale d’information », on sait en fait bien peu de choses et, pris par les difficultés matérielles de l’heure, on ne se préoccupe pas outre mesure des rafles et des arrestations évoquées sous le manteau en faisant la queue chez le crémier.
Dans cette solide et impartiale contribution à l’histoire, si souvent déformée, d’une époque troublée, dans ce récit vivant découpé en courts chapitres bien ciblés et faciles à lire, dans un choix d’illustrations remarquablement évocatrices, l’auteur a su demeurer dans les limites d’espace et de temps de son sujet, se contentant d’un regard peu amène vers Vichy, qui ne porta jamais réellement ombrage à Paris. ♦