Versailles 1919 - Chronique d'une fausse paix
Même pour qui estime connaître l’essentiel de la genèse et de l’élaboration du traité, il y a beaucoup à retenir de cette chronique, jour après jour, voire heure par heure, sont décrites les âpres négociations qui, « ayant Paris pour scène et le monde pour spectateur », se déroulèrent du 18 janvier au 28 juin 1919 avant l’inoubliable cérémonie de la galerie des Glaces. Conscient de ne pas être seul sur ce terrain, l’auteur ne se pose pas en historien classique : ayant fait ses preuves dans le genre depuis un quart de siècle, il peut se permettre de se dispenser d’emblée des habituelles « références justificatives » qu’alourdissent considérablement maints ouvrages semblables. À mi-chemin entre Lavisse et Rouletabille, il ne dédaigne pas l’image d’Épinal et sait envelopper la rigueur d’émotion, par exemple en évoquant les entrées « merveilleuses » (Louis Madelin) de nos troupes dans les villes reconquises d’Alsace-Lorraine ou, lors du défilé de la victoire, un enthousiasme populaire dont on sait qu’il ne fut surpassé depuis, par une juste appréciation de la hiérarchie des valeurs, qu’à l’occasion de la coupe du monde de foot.
Traité… quel traité au fait ? Patrick de Gmeline révèle que nul ne sait où est passé l’original ! En attendant qu’il disparaisse, en laissant subsister tout de même quelques copies, il montra que, si la guerre est difficile à mener, il est parfois encore plus difficile de la conclure ; à fréquenter les coalisés, on admire moins Napoléon. La multiplication des commissions, l’avalanche de 1 646 séances publiques dans une tour de Babel, la présence de 300 journalistes américains, sont paralysantes. Mais même en petit comité des Four Bigs, l’entente est loin de régner. Les réparations, le statut de la Sarre, l’avenir de la Rhénanie sont autant de sujets de discorde. Les Anglo-Saxons ne tiennent pas à inverser l’équilibre européen en mettant l’Allemagne à terre, à la merci de la révolution bolchevique qui répand l’anarchie à l’Est (pas au point toutefois de mettre Omsk « à des centaines de milliers de kilomètres de l’Alsace », p. 38). La discussion est si vive qu’il est question un beau jour de mars de duel « au pistolet ou à l’épée » entre le Français et le Britannique, tandis que le premier se précipite sur l’Américain et « le saisit au col de sa redingote » en le traitant de… « Boche » !
C’est que les personnalités ne manquent pas d’aspérités. Deux leaders dominent l’équipe des « principaux acteurs » dont la liste ouvre le livre. Malgré le charme de sa jeune épouse, le président américain est ici joliment esquinté : « sectaire… d’allure compassée et hautaine… péremptoire… », le « croisé » Wilson ne rêve qu’à sa Ligue des nations, la future SDN. Le soupçon d’aventures galantes autant qu’épuisantes annonçant les frasques de certains de ses successeurs ne parvient pas à le rendre plus humain. En revanche, si besoin était, le Tigre est magnifié : vindicatif, facilement injuste, « démocrate se conduisant en dictateur », inégalable dans le maniement de la répartie, tout de suite remis sur pied avec une balle dans le thorax à 78 ans après l’attentat du 19 février, ne faisant confiance qu’au fidèle Mordacq, au brillantissime André Tardieu (… et à sœur Théoneste !) l’homme apparaît comme le plus mauvais, mais le plus grand caractère que le pays ait connu en ce siècle. L’entente avec Poincaré est fragile, mais c’est avec Foch, malgré l’estime réciproque, que le torchon brûle. Le maréchal ne décolère pas d’être réduit au râle de conseiller technique. « Bête noire » des Anglo-Saxons, il s’accroche à la frontière du Rhin, mais ce faisant ne sort-il pas de ses attributions en glissant sur le terrain politique et ses propositions ne s’apparentent-elles pas déjà au concept Maginot ? Le généralissime sera absent lors de la signature du traité (dont il ignore le contenu !), alors que Pétain, qui vient de recevoir le bâton, ne se compromet pas, « heureux de vivre loin de ces dangereux milieux parisiens » dans son QG de Chantilly.
Bien d’autres figures défilent, du Roi-Chevalier à Marie de Roumanie qui, à son départ, « laisse derrière elle des millions d’amoureux ». Chacun vient chercher une part de territoire, Eupen ou Kiao-Tchéou. Les Chinois boudent, les Portugais sont déçus, et les Français « soutiennent haut et ferme – mais oui – les revendications de la Serbie ».
Un des apports les plus originaux du livre réside sans doute dans la prise en compte de la réaction du vaincu. Du côté des Alliés, on retient surtout les manifestations de mauvaise volonté, la morgue du comte Brockdorff ou le spectaculaire sabordage de Scapa Flow. « Le Boche est à genoux », mais ses troupes qui se sentent invaincues se sont repliées en bon ordre et ont joué les Versaillais (chacun son tour) à Berlin et à Munich sous la poigne de Noske. On ignore souvent que, devant la dureté des conditions imposées, les responsables allemands furent à deux doigts d’un nein auquel tout le monde s’attendait début juin. L’approbation vint une demi-heure avant l’expiration du délai accordé, évitant une « promenade militaire » jusqu’à Berlin, dont le succès assuré aurait néanmoins amené peut-être quelques déboires. À la lecture, on comprend mieux encore l’amertume devant ce qui apparut outre-Rhin comme « un document de haine et d’aveuglement », l’accusation de diktat et le désir de revanche inaugurant la période troublée magistralement décrite par Benoist-Méchin ; cette idée de revanche qui empoisonna si longtemps les relations franco-allemandes dans un match suicidaire, et que l’euro et Schengen sont destinés à faire disparaître.
Était-il possible de faire autrement ? En quelques pages finales à lire absolument, intitulées astucieusement « les critiques de l’escalier », l’auteur montre combien il était à l’époque malaisé d’éviter les pièges de cette « fausse paix », grosse de catastrophes mais concoctée à coup sûr avec sincérité et sens du possible. ♦