Les Guerres de demain / Les Leçons du 11 septembre
Il est inutile de présenter aux lecteurs de cette revue Pascal Boniface, directeur de l’Institut des relations internationales et stratégiques (Iris), puisque nous avons déjà eu l’occasion d’appeler leur attention sur plusieurs de ses ouvrages, et en particulier sur son Vive la Bombe, qui reste la bible de la stratégie de dissuasion nucléaire « pure et dure ». Aujourd’hui, sous le choc, comme nous le sommes tous, de l’agression terroriste du mardi noir, il met à notre disposition, presque immédiatement, deux nouveaux ouvrages qui sont ainsi d’une brûlante actualité, puisqu’ils analysent quelles pourraient être « les guerres de demain », et tirent ensuite, plus précisément, les « leçons du 11 septembre ».
Dans le premier, probablement rédigé en grande partie avant cette date, l’auteur traite déjà, du « terrorisme » et en priorité puisqu’il fait l’objet du premier de ses chapitres, mais nous y reviendrons plus loin, avec lui, en présentant le second ouvrage qui lui est plus précisément consacré. « Les guerres vont-elles disparaître ? » s’interroge donc Pascal Boniface, après avoir rappelé que « l’histoire de l’humanité se confond largement avec l’histoire de la guerre », et que les projets de « paix perpétuelle » élaborés depuis le XVIIIe siècle ont tous échoué, de même que, récemment, « le nouvel ordre mondial » proclamé par George Bush (le père). Aux guerres opposant les États entre eux ont en effet succédé ces conflits qui opposent ethnies et peuples différents, ceux que notre ami François Thual a, fort heureusement, qualifié d’« identitaires ». Tant que les États subsisteront et auront par suite des intérêts à défendre et des rivalités à surmonter, les risques de guerre, au sens classique du terme, subsisteront, constate Pascal Boniface. Et il observe que c’est en Eurasie que le risque en apparaît le plus probable, alors que les États-Unis ont toujours montré leur volonté de ne pas y accepter une puissance rivale. Et sur ce théâtre, avant de rappeler les éventualités qu’on peut qualifier de « classiques » de guerres « Inde-Pakistan », « entre les deux Corées », ou même « Chine-Japon », et « Chine-Russie », il évoque de façon éclairante les hypothèses franchement prospectives que pourraient être les guerres : « Chine–États-Unis » (traitée la première, sinon en priorité) ; « Japon–États-Unis » ; et même « Chine–Russie–États-Unis », puisque comme notre maître, l’amiral Castex, l’avait souligné il y a un siècle, dans son De Gengis Khan à Staline, les « valses hésitations » de la Russie n’ont jamais cessé en Eurasie.
Mais il s’agit là de conflits « classiques », si l’on peut dire, et c’est aux nouveaux « risques » que Pascal Boniface a consacré l’essentiel de son ouvrage, ceci après avoir refusé avec force, comme on pouvait s’y attendre, l’hypothèse « choc de civilisation » lancé en 1993, par Samuel Huntington dans son article fameux de Foreign Affairs ; et il récuse par suite l’éventualité, qui est souvent évoquée de nos jours, d’un affrontement durable entre le « monde occidental » et « le reste du monde ». Il analyse cependant de façon intéressante les problèmes que pose l’imprégnation religieuse, qui est pour nous à la base de la « culture » au sens originel du terme ; et cela qu’il s’agisse de l’islam, bien entendu, mais aussi de l’orthodoxie, dont, à notre point de vue, on a trop négligé la réalité lors des récents conflits dans les Balkans. Mais notre auteur ne s’est pas dérobé devant le problème des relations « États-Unis–pays musulmans », au sujet desquelles il note, très justement pensons-nous, qu’elles sont complexes et contradictoires ; et on peut regretter, ici, que la place lui ait manqué pour développer cette analyse.
Suivent, après quelques chapitres sur lesquels nous reviendrons plus loin puisqu’ils ont des rapports avec le terrorisme, ceux qui sont relatifs aux nouvelles causes de « guerres », puisque l’auteur les appelle ainsi, à savoir : la démographie, les diasporas, les flux migratoires, la faim, le pétrole, l’eau, l’environnement, la drogue, l’économie, l’information, l’espace, l’urbanisation. Mais il ne nous est pas possible de nous y arrêter ici pour en souligner les idées novatrices ; aussi passerons-nous maintenant aux chapitres qui préludent à l’ouvrage sur « les leçons du 11 septembre ». Ceux-ci traitent en effet des relations difficiles entre les États-Unis et les « États parias » et de leurs dérives éventuelles nucléaire, chimique ou bactériologique. Mais l’auteur ne dramatise pas, fort justement estimons-nous, et sans négliger pour autant le risque « biologique » puisque la dissimulation en est en effet plus facile et son encadrement juridique fatalement très fragile puisque pratiquement invérifiable. Ce qui explique, ajouterons-nous, le récent refus des États-Unis d’adhérer à la Convention internationale qui avait été laborieusement élaborée à cette fin à Genève.
Nos lecteurs auront certainement constaté que ce premier ouvrage, bien qu’il traite des « guerres de demain », est très riche en idées de toutes sortes répondant à nos préoccupations d’aujourd’hui, même si ces idées ont dû être, en raison de leur nombre, résumées à l’essentiel. Le second ouvrage, nous l’avons dit, est consacré plus particulièrement aux « leçons du 11 septembre », et, en outre, comme son titre le souligne, il est collectif. Dans son introduction, datée du 30 octobre, Pascal Boniface développe brillamment les idées majeures qu’il a eu l’occasion d’exposer plus brièvement dans les médias, puisque ces derniers l’ont beaucoup sollicité pour commenter les conséquences des événements du 11 septembre. Pour lui, le facteur nouveau et capital est « la révélation de la vulnérabilité de l’hyperpuissance » ; mais ajoute-t-il « les États-Unis ne connaissent toujours pas de rivaux à leur mesure et ne voient pas leurs atouts remis en cause pour autant ». Et notre auteur tire alors de l’événement les conséquences suivantes. La découverte de leur vulnérabilité aura des impacts majeurs sur la politique des États-Unis, qui aura alors à choisir entre les deux options : soit développer ses moyens militaires, son programme NMD etc. et renforcer son unilatéralisme ; soit devenir plus prudents et prendre davantage en compte les attentes de l’extérieur. La constatation que la puissance peut devenir un facteur de faiblesse, si elle est perçue comme un, excès de puissance. Tout ceci devrait conduire à « la réhabilitation du politique ». Pour finir, il constate que, dans ces circonstances, « l’Europe s’est montrée solidaire au double sens du terme ». Nous aurons tendance à ajouter que, dans ces circonstances toujours, les États-Unis n’en ont pas moins montré leur volonté de conserver leur entière autonomie de décision.
Puisqu’il ne peut être question ici de résumer les idées, souvent intéressantes, exprimées dans cet ouvrage par ses douze autres « co-auteurs », nous nous bornerons à noter qu’elles vont, d’une part, de l’avenir de la défense antimissiles, au fondement juridique de l’intervention américaine, en passant par le contre-terrorisme ; et qu’elles traitent, par ailleurs, des perspectives de recompositions régionales qui résultent de l’événement en Asie bien sûr, mais aussi de ses répercussions dans les relations des États-Unis avec la Russie et l’Union européenne. Nos lecteurs peuvent ainsi constater que Pascal Boniface a tenu avec brio son pari, qui était double, puisqu’il était relatif tant aux leçons du 11 septembre qu’à une prospective actualisée du « monde de demain ». ♦