Les peurs du gendarme. Notre justice et notre sécurité menacées
Après avoir jeté un temps leur dévolu sur le « Mammouth », en produisant deux brûlots aux titres évo(provo)cateurs (L’Horreur pédagogique et Le Petit Vocabulaire de la déroute scolaire), Guy Morel et Daniel Tual-Loizeau ont eu du nez (d’un point de vue médiatique et commercial) en faisant paraître, à la fin du mois de novembre dernier, c’est-à-dire en pleine grogne des gendarmes, un petit livre portant prétendument sur la situation actuelle de cette institution, qui commence d’ailleurs par ce jugement qui en dit long sur les intentions des auteurs : « Les gendarmes n’en peuvent plus, et leur ras-le-bol est tel que, s’affranchissant de leur devoir de réserve, ils vident leur sac ».
Après quelques pages d’introduction truffées d’approximations et d’erreurs, Morel et Tual-Loizeau prennent le parti de donner la parole aux intéressés, en reproduisant huit comptes rendus d’entretiens parmi « la trentaine recueillis au cours d’un tour de France des brigades effectué entre mai et août 2001 ». Pour le reste, le livre comporte également l’interview de diverses personnalités abordées, pour l’essentiel, dans la Sarthe, de sorte que, au total, la prose personnelle de nos « apprentis gendarmologues » n’excèdent guère une soixantaine de pages.
Pour ce qui est, tout d’abord, du volet interviews du livre, il apporte de nombreuses données sur l’état d’esprit des gendarmes et sur les facteurs de leur passage à l’acte protestataire du mois de décembre dernier : manque d’effectifs, surcharges de travail, dégradation des relations avec la population, exposition aux violences urbaines, pesanteurs hiérarchiques, carence en matière de matériels informatiques, mauvais état des véhicules, contraintes liées à la vie de caserne et à la mobilité géographique… Pour autant, il s’agit de manifestations d’une crise récurrente bien connues dans les rangs de l’institution et qui s’exprimaient déjà, de manière plus ou moins directe, dans les colonnes de la presse des retraités (notamment L’Essor de la Gendarmerie) ou encore sur de nombreux sites Internet. Sur un plan plus méthodologique, les auteurs n’ont pas su faire la part des choses entre l’expression par les acteurs de leurs revendications pour le moins légitimes et la réalité effective de l’ensemble de l’institution. Lorsqu’on s’interroge sur les relations particulières entre le gendarme et celui qui l’observe, qu’il soit journaliste, essayiste ou chercheur, il est possible de distinguer plusieurs types de comportement, avec une mention particulière au « coopératif désabusé » qui se révèle notamment à la faveur d’interviews. Cette catégorie se retrouve chez le gendarme qui voit dans celui qui l’interroge, pour une étude ou un article, un confident à l’écoute de ses appréciations subjectives et le plus souvent passionnelles sur la réalité gendarmique. L’observateur représente alors, plus ou moins à son insu, un palliatif aux difficultés de la communication interne. Recueillies sous la forme de jugements critiques et pessimistes sur la situation et le devenir de la gendarmerie, ces informations sont révélatrices d’un état de crise, même si elles tendent à en fournir une présentation souvent partielle et partiale. Aussi celui qui ambitionne de rendre compte de ce qu’est et de ce que fait la gendarmerie ne pourra-t-il exploiter les résultats des entretiens qu’il effectuera auprès des gendarmes qu’à la condition de se donner la peine de recourir, dans le même temps, à d’autres techniques d’observation, notamment documentaires et vivantes (comme l’observation directe désengagée), à moins de livrer une vision déformée et superficielle.
Reste ensuite à aborder la question de l’analyse pour le moins laconique que proposent les deux auteurs. Si, à juste titre, ils mettent en relation les événements récents avec le malaise et la fronde épistolière de l’été 1989, leur présentation des « raisons de la colère » ne parvient pas, bien évidemment, à dépasser le simple exposé des symptômes de cette crise d’identité que connaît la gendarmerie, traversée qu’elle est par des logiques d’évolution contradictoires, par des dilemmes abordés dans les colonnes de cette revue, qui provoquent des tensions et des dysfonctionnements, des inerties et des ruptures (1). Par ailleurs, ils sacrifient largement au discours simplificateur ambiant, avec quelques accents vaguement nostalgiques, voire poujadistes : la critique de la loi sur la présomption d’innocence (« Une entrave à l’action de l’enquêteur et une garantie d’impunité de plus pour le délinquant »), la croissance inexorable de la délinquance et le laxisme des politiques (« Le phénomène de la délinquance a pris des proportions dramatiques… et tout le monde a mis de l’eau dans son vin »), le scepticisme à l’égard des expériences de police de proximité (« Séduisante présentation. Sur le terrain. Le son de cloche est tout autre »), la méfiance à l’égard des banlieues et des zones périurbaines, le refus de tout redéploiement territorial au nom d’une conception figée et étroite, c’est-à-dire cantonale, de l’action des brigades… À cet égard, les deux auteurs reprennent à leur compte l’argumentaire qui s’oppose si efficacement à toute velléité de réforme de la carte policière, préconisée dans le rapport Carraz-Hyest (1998) ou encore dans différentes enquêtes approfondies mettant en évidence l’inadéquation de la présence policière et gendarmique aux réalités socio-démographiques et délinquantes. Qu’importe donc la rationalité dans l’emploi des moyens publics qui impose des efforts permanents de remise à plat et d’adaptations ! Qu’importe aussi l’idée même d’intérêt général qui ne peut être la somme des intérêts particuliers (corporatistes) ! Ainsi le système nocturne de centralisation des appels et de gestion des interventions au niveau départemental (centres opérationnels gendarmerie) est-il réduit à une sorte de machine à broyer l’usager du service public (« Le soir, au lieu de trouver un interlocuteur à la caserne, le maire ou le pingouin du coin ont affaire au COG. Ils auront un militaire au téléphone, mais d’abord ils parlent à un mur »). L’attachement de Morel et Tual-Loizeau à ces « brigades herbagères » a malgré tout quelque chose de touchant, tant il exprime le cri de désespoir, voire d’agonie d’une bonne partie des campagnes françaises, en proie au processus inexorable de désertification, avec cette précision cependant que la fonction de la gendarmerie ne peut se cantonner à maintenir une présence, là où les autres services publics ont, pour l’essentiel, plié bagages, par rapport à une fonction première qui demeure, en toute hypothèse, la lutte contre une insécurité grandissante, notamment à la périphérie des principales agglomérations.
Aussi, pour conclure, la lecture de cet essai journalistique donne l’impression que les auteurs se sont manifestement trompés de peurs, voire de sujet : l’évocation des revendications des gendarmes est, en somme, le prétexte au déversement d’un flot de considérations opportunistes et alarmistes sur l’état de notre système social et politique. Si le livre n’apporte guère d’informations originales et pertinentes sur la crise de la gendarmerie, et encore moins sur la structure organisationnelle et culturelle de cette institution singulière, il n’en est pas moins un témoignage du décalage saisissant entre les réflexions et recherches conduites plus ou moins confidentiellement en ce domaine (les auteurs faisant preuve d’ailleurs d’une certaine ironie à l’égard des quelques travaux qu’ils se sont donnés la peine, semble-t-il, de parcourir) et l’immensité des champs ainsi investis par le sens commun, les considérations simplistes et idéologiques largement véhiculées et répandues par les médias, mais qu’il appartient, aux observateurs de bonne volonté, de conquérir, de combattre dans le dessein de faire progresser la connaissance objective, mais aussi et surtout d’entrevoir ces réformes d’ensemble seules susceptibles d’améliorer durablement la situation de la société française en général et de la gendarmerie en particulier. ♦
(1) « Polyvalence-tradition », « Militarisation-policiarisation », « Territorialité-rationalité », « Atypisme-banalisation ». Cf. Défense Nationale, chronique « Gendarmerie », « La dialectique gendarmique », août-septembre 2000 et octobre 2000.