Gendarmerie - Retour sur la crise de la Gendarmerie
Après la parution, dans une précédente chronique, des mesures annoncées le 8 décembre dernier par Alain Richard, ministre de la Défense, il est apparu nécessaire de revenir sur le mouvement social qu’a connu la gendarmerie à la fin de l’année 2001. Sur fond de contestation sociale des policiers, ce malaise a atteint son paroxysme, du 4 au 7 décembre 2001 avec des manifestations ayant amené plusieurs milliers de gendarmes en tenue, avec leurs véhicules de service, parfois toutes sirènes hurlantes, d’abord à converger vers leurs états-majors locaux (à Orléans, Tulle, Rennes…), voire, plus symboliquement, à se réunir à Cintegabelle (commune du Premier ministre) pour assister à une messe, ensuite, à se prêter à des manifestations sur la voie publique (à Marseille, Poitiers, Bordeaux…), notamment, et de manière spectaculaire à Paris, où, le 7 décembre, un demi-millier de gendarmes rassemblés Porte Maillot ont été bloqués avenue de la Grande Armée par un cordon de CRS les empêchant de descendre les Champs-Élysées.
Ce nouveau coup de colère des gendarmes, éminemment « historique » au regard du procédé utilisé, avait été annoncé, depuis plusieurs mois, par différents relais plus ou moins institutionnels : le mouvement des femmes de gendarmes constitué au printemps 2000 (se faisant le porte-parole de leurs époux contraints au silence par la discipline militaire), la presse des associations de retraités (notamment L’essor de la gendarmerie nationale), le réseau Internet (avec plusieurs sites permettant aux gendarmes internautes d’exprimer anonymement leurs revendications), diverses questions orales de parlementaires et le rapport sénatorial sur le projet de budget 2002, les rapports sur le moral établis par les échelons hiérarchiques, les structures nationales et locales de concertation (après que les représentants du personnel aient pris connaissance, dans un silence pesant, des mesures proposées par le ministre de la Défense, la réunion annuelle du CFMG du 4 novembre s’était ainsi achevée par une supplique adressée directement au président de la République et communiquée aux médias), ainsi que par diverses manifestations d’indiscipline (le 22 octobre, une cinquantaine de gardes républicains refusaient ainsi, pour protester contre leurs conditions de travail, de présenter les armes lors d’une répétition de cérémonie d’accueil dans la cour de l’Élysée).
Les revendications des gendarmes concernaient, pour l’essentiel, l’insuffisance des effectifs, la pénurie de matériels, la vétusté des locaux et des véhicules, l’importance des charges de travail à l’heure de la loi sur les 35 heures (un gendarme a ainsi affirmé avec humour dans un journal télévisé : « On les fait au moins deux fois par semaine, nous, les 35 heures ! »), la paralysie des procédures due à la loi sur la présomption d’innocence du 15 juin 2000, qui est apparue aux serviteurs de l’ordre comme faite pour « protéger les délinquants » à un moment justement de forte augmentation de la délinquance, notamment dans les zones placées sous la responsabilité de la gendarmerie. Ces événements sont intervenus, il est vrai, dans un climat difficile pour les forces de l’ordre, en particulier pour les gendarmes : l’augmentation des charges de travail liée, d’une part, à la réactivation du plan Vigipirate après les attentats du 11 septembre, d’autre part, aux mesures de protection et d’escorte imposées par le passage à l’euro ; l’ouverture au tribunal d’Ajaccio, le 19 novembre, du procès des « paillotes » mettant en cause directement plusieurs militaires de la gendarmerie ; la recrudescence des agressions contre les policiers et les gendarmes (les 17 et 28 novembre, des gendarmes sont ainsi blessés par balles lors de contrôles routiers dans la région de Pau par des présumés membres d’ETA ; le 2 décembre, c’est la brigade de Peri en Corse qui est mitraillée).
Face à ce nouveau conflit social largement médiatisé, avec des prises de position, pas toujours dénuées d’arrières-pensées idéologiques et corporatistes, abordant pêle-mêle le statut militaire de la gendarmerie, la réforme de son organisation territoriale, voire sa possible fusion avec la police sous l’égide d’un grand ministère de la sécurité, le Premier ministre, Lionel Jospin, déclare sur France 2, le 5 décembre, avoir demandé au ministre de la Défense, Alain Richard, de « reprendre les éléments de dialogue et de regarder, y compris au plan indemnitaire, ce qui peut être fait ». Après avoir, selon ses propres termes, « sous-estimé les facteurs d’insatisfaction des gendarmes en matière d’effectifs et rémunérations », ce dernier réunit, le 8 décembre, à l’École militaire, les représentants du personnel dans le cadre d’une réunion de concertation-réconciliation. Au terme d’un dialogue direct, le ministre, qui avait, quelques jours avant, stigmatisé « des initiatives locales incompatibles avec le sens du service dont les gendarmes sont fiers », a annoncé certaines mesures significatives pour répondre à ces revendications portées sur la place publique : une amélioration indemnitaire d’environ 12 000 francs par an (contre 8 363 francs proposés une semaine plus tôt), le recrutement de 4 500 sous-officiers supplémentaires d’ici 2005, la fourniture de 50 000 gilets pare-balles, le remplacement des véhicules les plus anciens, l’attribution d’au moins un ordinateur pour deux gendarmes par brigade, la rénovation accélérée des logements…
Cette réunion et les mesures annoncées ont pour effet de faire retomber immédiatement la tension et le mécontentement, et conduisent notamment à l’annulation de la grande manifestation prévue le 16 décembre. Ce mouvement social laisse toutefois dans les rangs de l’institution, mais aussi dans l’opinion publique une nouvelle fois prise à témoin, quelques images déroutantes, inquiétantes. En apparence, le conflit semble terminé au soir du 8 décembre, les gendarmes écoutés et entendus, apaisés et satisfaits sont retournés dans leurs casernes, une réflexion devant être poursuivie pour formuler des propositions de réformes d’ensemble. La crise de la gendarmerie est-elle définitivement réglée en cette fin 2001 ? Assurément non, dans la mesure où il ne s’est agi pour le gouvernement que de répondre, sous la pression de la rue, et par des mesures ponctuelles, aux manifestations… de cette crise structurelle, déjà révélée, il y a une douzaine d’années, par les lettres anonymes de l’été 1989, la réponse publique aux attentes les plus immédiates des gendarmes ne pouvant suffire pour résoudre les problèmes fondamentaux de la gendarmerie d’aujourd’hui.
C’est bien une crise d’identité que connaît la gendarmerie, traversée par des logiques d’évolution contradictoires, des dilemmes qui provoquent des tensions et des dysfonctionnements, des inerties et des ruptures. Dans de précédentes livraisons de cette revue, il nous a été donné de mettre en évidence trois de ces dilemmes : « polyvalence-spécialisation », « militarisation-policiarisation » et « territorialité-rationalité ». La gendarmerie se trouve, en effet, écartelée entre, d’une part, une approche traditionnelle du service mettant l’accent sur sa polyvalence, la préservation de sa dimension militaire et de son maillage territorial, et d’autre part, une conception plus moderniste insistant sur la nécessité de la spécialisation, de la montée en puissance de l’activité policière et du redéploiement territorial (1). À la lumière des événements récents, force est de reconnaître l’émergence d’un quatrième dilemme, plus difficile encore à cerner puisqu’il concerne les modes de vie des gendarmes : le dilemme « atypisme-banalisation », qui traduit les difficultés de conciliation d’une certaine spécificité socioculturelle avec les aspirations de la société de consommation et des loisirs désormais ouvertement partagées par les gendarmes. L’observation révèle, en effet, une tendance à l’altération des principales valeurs du gendarme : la disponibilité (avec le souhait de voir les charges de travail diminuer et les réductions des astreintes devenir effectives), la discipline (avec les difficultés de la communication interne, la critique des structures de concertation et du devoir de réserve), voire l’austérité (avec la remise en cause du logement en caserne et de la mobilité professionnelle, mais aussi la volonté de bénéficier de nouvelles primes et de davantage de moyens matériels). Par certains côtés, et sans porter de jugement de valeur sur le bien-fondé de ces aspirations au mieux-être et au mieux vivre, il est possible d’observer une tendance à la banalisation, à la « civilianisation » du gendarme qui laisse augurer d’importantes évolutions de mentalités et de structures. ♦
(1) Cf. Défense Nationale, chronique « gendarmerie », « La dialectique gendarmique », août-septembre 2000 et « La dialectique gendarmique (suite) : territorialité-rationalité », octobre 2000.