De Gaulle et le problème allemand
Cet ouvrage est une relation complète et vivante, due au fait que l’auteur fit partie de l’entourage, en tant que conseiller diplomatique, et à l’occasion confident du grand homme. Tout en s’entourant d’abondantes références et en puisant dans le passé les données de départ, Pierre Maillard offre à la fois une œuvre d’historien et un témoignage personnel ne dédaignant pas l’anecdote. Le livre est parrainé par la Fondation Charles de Gaulle, il est préfacé par Yves Guéna et la caution est apportée par la vieille garde : Michel Debré, Couve de Murville, Alain Peyrefitte, Maurice Schumann… C’est dire qu’on ne saurait trouver ici, à part quelques réflexions taquines presque affectueuses, un jugement défavorable sur le fond.
Un élément non évident apparaît d’emblée : l’intérêt constant et dénué de haine que de Gaulle accorda toujours à l’Allemagne et aux Allemands, ainsi que sa forte considération, paradoxalement plutôt accentuée par la captivité dans « les méditations que permet l’isolement » pour les « capacités brillantes » de nos voisins. Le capitaine (déjà averti des questions stratégiques et familier des « hautes sphères ») déplore après 1918 « le songe de Locarno » et les « abandons » de Briand, mais dès 1924 La Discorde chez l’ennemi situe outre-Rhin un « peuple fort et vaillant ». Plus tard, il affirme à Londres la « malfaisance chronique du germanisme », mais il n’est pas sans éprouver « quelque fascination pour l’inflexible poursuite… de l’entreprise surhumaine » menée par « un homme parti de rien… un passant inconnu à la voix passionnée ». En pleine euphorie de la victoire de 1945, s’il souhaite « des solutions radicales… la fin de l’État allemand centralisé », il revient sur les dons des vaincus de l’heure « dans les domaines de la pensée, de la science et de l’art » et ne peut s’empêcher de leur rendre hommage à la vue du champ de bataille de Stalingrad. Ne va-t-il pas, au cours de son voyage triomphal de septembre 1962, jusqu’à donner l’impression dans ses discours d’un « hymne à la nation allemande, son grand passé, ses vertus » ?
Pierre Maillard fait assez bien ressortir la logique réelle cachée sous l’apparente contradiction, à peu d’années d’intervalle, entre la charge « véhémente » contre la CED et l’initiative bientôt suivie par la conclusion d’un traité en bonne et due forme, tendant à promouvoir une étroite collaboration franco-allemande, y compris dans le secteur de la défense. De même qu’il récuse l’encombrante domination américaine, de Gaulle ne peut admettre les atteintes à la souveraineté. Dès cette époque apparaissent d’ailleurs les questions qui vont dominer le futur : Europe des nations ou absorption fédérale, approfondissement ou élargissement, directoire des Grands, place et rôle de la Grande-Bretagne… Disons tout de suite que c’est avec une certaine amertume que l’auteur dresse dans les derniers chapitres un bilan morose. Certes, la chute de l’Empire soviétique n’aurait pas déplu au Général qui ne considéra jamais les tentations d’alliance de revers que comme un pis-aller ; quant à la réunification allemande, elle lui avait constamment paru « à la fois normale et inéluctable ». Pourtant, la nouvelle donne n’aurait rien pour le ravir. L’Europe « enfoncée dans le carcan de l’Otan », l’envahissement de la langue anglaise, l’euro, et plus loin « la mondialisation, la prolifération des organisations internationales » auraient sans doute de quoi réjouir à titre posthume Jean Monnet, mais sûrement pas Charles de Gaulle. Certes, « des habitudes de travail en commun » ont été prises et on voit des uniformes différents œuvrer côte à côte, mais l’entente « garde un caractère plus formel que constructif » et les Allemands continuent de respecter une priorité atlantique, présente de façon aveuglante dans le fameux préambule imposé par le Bundestag au traité de l’Élysée. « Tout n’a pas été dispersé au vent de l’histoire », mais les résultats actuels restent « en deçà du niveau des grands objectifs » que s’était assignés le chef visionnaire.
Les questions de personnes ont joué un rôle majeur dans le spectaculaire rapprochement, dont on relèvera que sa première manifestation, l’« entrevue de Colombey » du 14 septembre 1958, intervint très peu de temps après le retour au pouvoir du Général. Le Chancelier en savait alors sans doute moins sur les intentions de son interlocuteur que quarante ans plus tard le lecteur de Pierre Maillard, qui bénéficie d’une description détaillée de la rencontre, accompagnée d’un portrait attachant du responsable allemand. Ce fut apparemment aux yeux d’Adenauer, après l’appréhension initiale, une sorte de « miracle ». L’internationalisation de la Ruhr, le statut de la Sarre (ancienne « pomme de discorde ») étaient oubliés. Avec le digne Rhénan, quitte pour lui à avaler quelques couleuvres et à malmener un peu son opinion publique, se noua une réelle amitié. On parle d’« idylle », d’« intimité », et la signature du traité est un « instant de fraternité ». Le courant passa par la suite moins bien avec Erhard.
Au-delà de l’exposé d’une politique gaullienne vis-à-vis de l’Allemagne, dont tout porte à croire qu’elle fut en effet marquée à la fois par la volonté, l’habileté et le réalisme, quelle occasion de reprendre contact, par le biais de multiples citations et d’une série d’annexes aussi éclairantes que bien choisies, avec la prose de celui qui fut un écrivain au style inimitable, précis, volontiers savoureux, avec ses « mots » sarcastiques et ses conférences de presse qui étaient autant de one-man-show ! De son côté, l’ambassadeur Maillard montre à travers ses commentaires et ses exégèses que la finesse diplomatique des termes peut faire bon ménage avec la rigueur de la pensée. ♦