Ernest Psichari, l'ordre et l'errance
Il n’est pas de grand homme pour son valet de chambre. Il n’en est pas non plus pour un biographe consciencieux. Si votre jeunesse militaire s’est nourrie de L’Appel des armes, si, par une chance insigne, vous avez posé vos pieds dans les traces de Psichari et sillonné la Mauritanie, au petit trot de votre monture ou au pas lent des caravanes, de Moudjéria à Tichit et de Ouadane à Port-Étienne, si la première phrase du Voyage du centurion chante encore dans votre mémoire (« Maxence ne put monter sur un tertre parce qu’il n’y en avait pas »), peut-être vaut-il mieux vous abstenir. Si pourtant la curiosité vous démange ou que, n’y connaissant rien, vous n’ayez rien à perdre, ouvrez ce livre, vous en apprendrez de belles !
Frédérique Neau-Dufour, agrégée d’histoire, a soutenu en 1998 la thèse dont l’ouvrage est issu. La rigueur universitaire s’y retrouve : abondance des informations, références impeccables, nuances dans le jugement.
Né en 1883, Ernest Psichari meurt au combat dans les premiers jours de la Grande Guerre. Dans une vie si brève, les années de jeunesse tiennent une large place. L’hérédité familiale est lourde. Ernest Renan est le grand-père vénéré. La famille, bien que de haute bourgeoisie, se pique de socialisme, affiche un athéisme inconditionnel, milite pour la cause dreyfusarde et va jusqu’à soutenir le général André, sinistre instigateur des « fiches ». Grâce à la mère, Noémi Renan, la cellule familiale est solide. Les liens conjugaux le sont moins : l’inconduite du père conduira Noémi au divorce, le frère cadet connaîtra la même infortune, et plus tard sa sœur Henriette. Geneviève Favre, confidente d’Ernest et mère de l’ami Jacques, est elle-même divorcée de son Maritain depuis 1886. On pourrait – mais l’auteur ne le fait pas – rattacher à ce contexte matrimonial la misogynie d’Ernest, voire un penchant homosexuel. On sera pareillement tenté d’expliquer la crise qu’il traverse en 1902-1903, sa tentative de suicide et le bref internement qui suit, par la désespérance née d’un monde athée « qui donne pour but à la vie la vie elle-même ». S’annoncent les deux scandales.
Le premier est la vocation militaire d’Ernest, fort humble au départ puisqu’il s’engage comme canonnier en 1904 au 1er Régiment d’Artillerie Coloniale. La famille se désole puis se résigne, résignation que facilitera l’orientation africaine et littéraire de la carrière du jeune homme. D’un premier séjour, « en colonne » au sud du Tchad, résultera Terres de soleil et de sommeil. Officier en 1908, Psichari rejoint le 2e RAC à Cherbourg, décor austère de L’Appel des armes. De 1909 à 1912, il est en Mauritanie, socle de l’ascension mystique du héros. Mieux que Le Voyage du centurion, Les Voix qui crient dans le désert, journal de marche et de méditation, permet de mesurer la qualité des perceptions sahariennes de Psichari. Un parallèle avec Lawrence d’Arabie (qui fut 2e classe dans la RAF comme l’autre canonnier au 1er RAC) ne serait pas abusif. L’un et l’autre ont été séduits par le désert, et l’un et l’autre mis par lui à l’épreuve. Voici le second scandale, l’éveil de Psichari à la foi chrétienne.
Le début du siècle fut fertile en conversions d’intellectuels. La conversion de Psichari fait suite à celle de son ami Maritain et précède de peu celle de son maître Péguy. Mais elle fut si complète, si humble, si soumise aux directives cléricales que la famille – toujours elle ! – la ressentira comme une humiliation. C’est au désert, donc, que se fait le passage, au contact des Maures. La foi de ces nomades leur est si naturelle que le mot convient mal à ce qui est comme sang dans leurs veines ou air dans leurs poumons. Foi pourtant tristement incomplète : « Malheureuse race qui n’a pas reconnu le prix du Sacrifice ». La fin approche, dans la fusion des deux scandales, des deux vocations : sacrifice militaire, sacrifice chrétien. Le 22 août 1914, à Rossignol en Belgique, Ernest Psichari est tué sur sa pièce, portant sous sa tunique un scapulaire dominicain et au poignet « un chapelet à grains noirs ».
À partir de ces faits, on peut, avec l’auteur, s’évertuer à dénoncer laborieusement le mythe construit autour du héros disparu et tenter de réduire sa foi à l’humanisme sans consistance dont on nous rebat aujourd’hui les oreilles. Médiocre, l’homme ? Bienheureuse médiocrité ! Tourmenté, le solitaire dans le vent du désert ? Bienheureux tourment, qui se résout dans la dernière phrase du Voyage : « Mais quoi ! Seigneur, est-ce donc si simple de vous aimer ? ». ♦