La guerre, la ville et le soldat
Le colonel Dufour, bien connu de tous ceux qui s’intéressent à la chose militaire, n’en est pas à son premier ouvrage. Ce livre qui vient de paraître traite à fond, sans concession, sous divers points de vue, des rapports entre la ville et la guerre. Par sa documentation et par les commentaires dont elle est entourée, il mérite de figurer dans la bibliothèque de tous ceux qui s’intéressent au déroulement des conflits armés.
Il s’agit d’un recensement, pour ainsi dire exhaustif, de ce qui a été écrit par les stratèges et les tacticiens sur le sujet. Celui-ci paraît simple. En réalité, il est extraordinairement complexe, mais, grâce à des connaissances encyclopédiques, l’auteur réussit à démêler l’écheveau de ses imbrications. Des notes nombreuses aident d’ailleurs à la compréhension. Et pour qui veut creuser le sujet une abondante bibliographie sera un guide précieux.
Trois parties dans l’exposé : la guerre et la ville, la guerre contre la ville, la guerre dans la ville. Autant dire que sont traités, sans exception, les aspects variés de la violence et de ses parades dans les zones urbaines. Par exemple, les milices bourgeoises, les fortifications, les combats de rue, les bombardements aériens, les sièges, l’insurrection et le terrorisme. Le colonel Dufour, qui a été attaché militaire à Beyrouth lors de la guerre civile, nous décrit fort justement la cité martyre comme « la ville aux guerres multiples ».
La cité représente par excellence le centre de décision, elle est en elle-même un butin enviable, elle est le rassemblement de révolutionnaires. Désormais, les guerres civiles y trouvent leur début, les crises y atteignent leur paroxysme, les hostilités s’y achèvent, les grandes opérations belliqueuses s’y livrent. Déjà Clausewitz, partisan de la stratégie directe consistant à s’en prendre par priorité au centre de gravité des forces adverses, avait soin de souligner que celui-ci n’était pas forcément l’armée de l’ennemi mais pouvait aussi être sa capitale, cerveau et cœur de sa puissance.
La ville est l’avenir de la guerre, se dit-on lecture faite. Elle est « belligène », nous avertit l’auteur. Et il est vrai que plus rien de décisif ne se passe hors les murs. La rue est devenue le théâtre de tous les affrontements et de toutes les démonstrations de force. On peut dire qu’à ce compte elle est devenue la reine des batailles, tant politiques que militaires.
Jean-Louis Dufour cite Lewis Mumford, un sociologue de la ville, qui voyait dans sa topographie « trois éléments constitutifs : la place du marché, la maison commune ou mairie, le château » (p. 92). Cette description étonne, en ce qu’elle porte la marque d’une époque laïque que les premiers architectes urbains n’avaient sûrement pas en tête. On se serait plutôt attendu à un inventaire comprenant l’église, alors que le château, emblème seigneurial, se situait plutôt en haut de la colline voisine.
Il est des rappels gênants mais bénéfiques en ce qu’ils portent à la réflexion. L’auteur indique qu’en 1943 l’idée maîtresse de la stratégie américaine était de bombarder systématiquement 38 villes allemandes. De sinistres et bizarres calculs prédisaient la défaite de l’ennemi quand elles auraient été détruites à 45 %. Les pertes civiles furent estimées à 350 000 morts. Au Japon, l’effectif de civils tués, essentiellement des citadins, fut supérieur à celui des soldats nippons disparus pendant les campagnes du Pacifique (900 000 contre 780 000).
Marc Bonnefous
Jean-Louis Dufour est un maître musicien : ses variations sur la ville et la guerre sont un régal. Sans doute l’érudition de l’auteur et l’agilité de sa plume exigent-elles que le lecteur, pour apprécier le récital, prenne son temps. Ce ne sera pas temps perdu.
Le soldat déteste la ville, et les pièges que ce lieu détesté lui tend. Il faudra pourtant qu’il s’y fasse, là est son avenir. Avant d’en venir à notre époque, on parcourra les siècles, où la guerre et la ville s’évitent ou se rencontrent. Jean-Louis Dufour nous propose trois points de vue : prendre la ville (la guerre contre la ville), s’y battre (la guerre dans la ville), la détruire (la guerre à la ville).
Ville à prendre ? Elle s’entoure de remparts. Les ingénieurs se font artistes et l’art de la fortification culmine au XVIIe siècle. Émouvantes leurs œuvres sous les tropiques où la colonisation les transporte, Hollandais à Ceylan ou Portugais sur les côtes d’Afrique, elles le sont aussi chez nous, comme le sait le randonneur de banlieue découvrant un ouvrage de la ceinture fortifiée de Paris, dormant sous la verdure. Villes fortifiées, villes assiégées : ainsi La Rochelle, Vienne, Leningrad ; et Saragosse, d’où Lannes écrit à l’empereur : « Sire, c’est une guerre qui fait horreur ».
L’horreur s’accroît si ce n’est plus aux remparts qu’on se bat, mais au cœur de la ville. Trois exemples bien choisis permettent de la mesurer. À Stalingrad, on se fusille dans les décombres et les tireurs d’élite sont en compétition (record d’un Soviétique : 224 Allemands abattus). À Hué au début de 1968, les communistes échoueront face à l’opiniâtre résistance des Sud-Vietnamiens, aidés de solides Américains. Au printemps de 1945, Berlin où la vie ordinaire continue jusqu’au dernier jour, est pilonnée par 41 000 canons et assaillie par deux millions et demi de soldats. La ville, pourtant, n’est pas le théâtre habituel de la guerre internationale. Elle convient à la guerre civile. Ainsi Paris et sa Commune, Madrid en 1936, Grozny maintenant. À deux reprises, Varsovie offre le modèle tragique de la ville insurgée : en janvier 1943, la violence suicidaire des juifs du ghetto terrorise les Allemands ; à l’été de 1944, les Soviétiques laissent écraser l’insurrection qu’ils avaient suscitée. Beyrouth, « ville aux guerres multiples », échappe à la typologie : « L’Orient arabe est ainsi fait. La guerre y est souvent déclaratoire, tragicomique, peu efficace ».
La ville à détruire, enfin. Jean-Louis Dufour rappelle que le bombardement des cités, durant la Seconde Guerre mondiale, fut d’abord le fait des Anglo-Saxons et non des nazis. La responsabilité de Churchill y est grande. Les Américains suivront, planificateurs besogneux de la terreur bombardière. Apocalypse finale : Hiroshima et Nagasaki. S’annonce la dissuasion nucléaire, dont les villes sont les otages.
En dépit de ces drames divers, la guerre transportée en ville est dans l’histoire une exception. Elle va devenir la règle. Le monde urbain prolifère chez les riches, mais aussi chez les pauvres. Les mégapoles deviennent belligènes. La guerre entre États aujourd’hui disparue, la guerre civile prend le relais, sous des formes étranges. Les militaires le savent bien. Leurs armes s’y adaptent et la technique n’est jamais en défaut : les drones seront de gros bourdons entrant par les fenêtres et les véhicules de reconnaissance de petits scarabées escaladant les ruines.
La louange n’a de prix qu’assortie de quelques piques. Les nôtres épingleront deux formules malheureuses : sur la guerre d’Algérie, les « citadins arabes follement désireux d’être algériens » ; Madrid en 1936, « symbole de la liberté du monde ». Piques piquées, revenons à la louange. La perspective de la guerre en ville n’est pas heureuse. Il faut pourtant s’y préparer. Le livre de Jean-Louis Dufour y contribue avec talent. Notre armée doit regretter que ce haut esprit ait un jour décidé d’interrompre sa carrière militaire. ♦
Claude Le Borgne