Le gâchis des généraux
Pierre Miquel, après avoir abondamment écrit sur la vie du soldat français durant la Première Guerre mondiale, s’intéresse dans son dernier ouvrage à la conduite militaire de la guerre vue du côté français et à la responsabilité de nos généraux dans les hécatombes qui saignèrent l’armée des Poilus et la Nation.
L’été 1914 fut particulièrement difficile pour certains généraux visiblement incapables de s’adapter à l’état de guerre. Hormis les officiers qui avaient participé à la conquête et à l’édification de l’Empire colonial français, la plupart des cadres avaient effectué leur carrière dans une armée du temps de paix, même si la toile de fond stratégique restait marquée par la volonté de reconquête des provinces perdues d’Alsace-Lorraine. L’ennemi était bien réel et affronter l’Allemagne sur le terrain était désormais bien différent des exercices sur carte. Par ailleurs, la forte prégnance de la doctrine d’emploi des forces a constitué à la fois un avantage indéniable permettant un emploi plus judicieux des unités après la phase de mobilisation mais aussi un cadre contraignant pour certains chefs militaires, incapables d’imaginer une manœuvre tactique innovante et restés trop attachés à la lettre plutôt qu’à l’esprit de la doctrine. Pour pallier ces défaillances individuelles, le général Joffre, commandant en chef, procéda au limogeage de certains généraux en veillant à ce que le pouvoir politique ne puisse pas interférer dans ses choix militaires. Malgré de graves fautes dans l’engagement de leurs unités, ayant comme conséquence immédiate des taux de pertes dramatiques, les généraux sanctionnés furent mutés à l’arrière du front, loin de la troupe et dans des tâches de commandement territorial sans grand enjeu. Il ne faut pas oublier que les principes d’avancement n’ont pas été modifiés avec l’entrée en guerre et que les besoins en officiers généraux sont importants pour satisfaire l’encadrement d’une armée aux effectifs décuplés par la mobilisation. Les échecs tactiques ont été finalement assez peu préjudiciables aux généraux alors que les troupes l’ont payé généralement très cher.
Le déclenchement de la bataille de Verdun en février 1916 est une nouvelle épreuve pour l’armée française et son commandement. Manifestement, le secteur de Verdun n’était pas suffisamment défendu et le désarmement des forts avec le retrait de l’artillerie lourde a été une erreur dramatique. Les généraux affectés à la défense de ce verrou stratégique n’ont pas su exploiter les renseignements et renforcer préventivement leur dispositif. C’est le général Pétain et les Poilus qui ont su, au prix de sacrifices énormes, redresser la situation et empêcher le succès du plan allemand.
Dans cette longue guerre d’usure, les choix opérationnels ont souvent souffert d’un dogmatisme doctrinal du commandement. L’offensive du « Chemin des Dames » en avril 1917 en est un cruel exemple. Nivelle a utilisé sa méthode tactique employée certes avec succès à Verdun, mais inadaptée au terrain, au dispositif allemand et aux capacités des divisions françaises. De plus, malgré les informations reçues qui indiquaient que les Allemands se préparaient à recevoir l’attaque, Nivelle refusa de modifier son plan d’opérations. Très rapidement, le drame était irrévocable et l’infanterie française une fois de plus connut des pertes effroyables ; avec comme conséquences pour Nivelle d’être relevé de son commandement ; mais, c’est aussi les mutineries de régiments trop sollicités et l’exécution de soldats, vétérans des champs de bataille. Les erreurs de commandement ont conduit à un contrôle accru par le pouvoir politique dirigé par Georges Clemenceau. Au même moment, Pétain temporise en attendant l’arrivée des renforts américains.
En mars 1918, l’offensive allemande sur la Marne est à nouveau en passe de réussir avec de nombreuses erreurs du côté français, en particulier, la faillite du général Duchesne dans la défense de l’Aisne qui n’exécuta pas les ordres reçus et n’organisa pas convenablement son dispositif dans la profondeur. L’échec local des autorités militaires ne fut compensé que par l’engagement des réserves et l’organisation générale du front, enfin unifié, par le général Foch commandant la totalité des troupes alliées en France.
De fait, le livre de Pierre Miquel pose bien des questions sur un aspect souvent ignoré de la Première Guerre mondiale. On peut regretter l’absence de cartes pour expliquer concrètement les erreurs tactiques du commandement ainsi que des tableaux comparatifs des forces engagées à chaque bataille décisive. Par ailleurs, l’approche de l’auteur porte essentiellement sur la partie française et la guerre terrestre. Les opérations maritimes et la stratégie indirecte, notamment prônée par Churchill, ont également suscité des interrogations légitimes. Alors que dans notre mémoire collective, les souvenirs de cette guerre s’estompent, il reste indispensable de rappeler combien il convient de rester vigilant et d’avoir des armées commandées par des officiers aptes à affronter les épreuves. Il importe donc de ne pas négliger la formation et l’entraînement de ces officiers en s’appuyant sur une doctrine d’emploi adaptée et réaliste et sur des équipements performants dans un cadre interarmées et multinational comme ce fut déjà le cas lors de la Première Guerre mondiale. ♦