La pensée française
M. Saint-Prot pratique en littérature ce qu’en musique on appelle l’art de la fugue. Un motif court après l’autre, lui donne corps, le complète, donnant à l’œuvre sa variété mais en même temps son homogénéité. Ici l’un des motifs est la formation et le maintien de la nation, l’autre le substrat linguistique et philosophique. De leur union sont nées la force et la persistance de l’idée française, son enrichissement constant et son originalité. Voilà la thèse. Elle n’est pas fausse.
On ne saurait demander à un polémiste de se cantonner dans les demi-teintes. L’auteur est un polémiste. Son livre est éclairé de vives couleurs, qui ne laissent aux nuances que peu de place. L’ouvrage, au moins, y gagne en clarté.
La pensée française vient du fond des âges. M. Saint-Prot ne craint pas d’affirmer que déjà du temps des Gaulois « rarement dans notre histoire les intellectuels furent autant impliqués dans l’affirmation de l’identité nationale ». On l’a compris : il s’agit des druides, dont Camille Jullian, père fondateur des recherches sur nos origines, dit qu’ils étaient les « champions du patriotisme ». Puis vinrent les Romains, qui apportèrent l’État, ni plus ni moins. Leur présence, qui ne dépassa pas des doses homéopathiques (quatre cent mille sur vingt millions d’indigènes), ne changea guère les mentalités. Les Gaulois firent comme les Romains mais, dans leur for intérieur, restaient des Gaulois.
Peu nombreux furent aussi les Francs (moins de trente mille), qui se fondirent dans l’ensemble gaulois, non sans garder les leviers de commande. Clovis mit en place un embryon d’État de droit, consolida le périmètre de souveraineté et s’allia avec l’Église. La voie était tracée pour l’œuvre des rois, avec l’accroc des Carolingiens dont l’ambition impériale fut un ferment de dissolution. Réfugiés dans les monastères, les intellectuels, pendant des siècles, préparèrent la synthèse de la raison et de la foi. Peu à peu, la langue, « vêtement de la pensée », prit forme et indépendance. Elle servit d’adjuvant à l’idée de nation, et le rayonnement de l’une devint inséparable de la gloire de l’autre. Ensemble elles affirmèrent leur originalité et surent se débarrasser des entraves qui ligotaient les progrès d’un peuple de plus en plus conscient de sa puissance.
L’éclat de notre pays n’a jamais été aussi vif que pendant « le siècle français », où les lettres françaises marquaient l’époque tandis que le « vouloir-vivre » collectif s’affermissait dans la conscience d’une primauté diplomatique. Bousculant l’ordre établi, et qui avait fini par s’user, la Révolution continua malgré elle l’œuvre des Capétiens. Si cet ordre s’était usé, dit M. Saint-Prot, c’était sous l’érosion de l’intelligentsia, corporation des intellectuels avide de dicter les modes et d’imposer ses goûts. Et de rappeler cet avertissement de Montaigne, d’après lequel les idées générales ne sont que des passions déguisées en idées. Il s’empresse d’ajouter, quelques pages plus loin, que le plus vieux parti de France est celui de l’étranger, représentant soit des coteries en quête d’alliés soit des idéologues sans frontières, tous trop heureux de mâtiner leur révolte contre les institutions nationales d’un dénigrement de la culture de chez eux.
La fugue se poursuit tout au long de l’évocation du passé ; puis du présent, sinon de l’avenir. C’est au tour de la mondialisation d’entrer dans le collimateur. Pour elle, tout est marchandise comptable. Grâce à une dérégulation destructrice et qui se situe aux antipodes de la pensée française, éprise d’ordre, cette mondialisation s’attache à refaire le monde suivant des dogmes impitoyables, frappés de myopie et cachant mal l’impérialisme d’une pensée qui n’est pas la nôtre. Mais gagnera-t-elle ? Le nombre des États ne cesse d’augmenter et ils sont de plus en plus conscients des dangers de la mondialisation, même si, par lâcheté ou impuissance, ils se plient à la loi des réseaux internationaux. L’État-nation a encore de beaux jours devant lui de par le vaste monde, pourvu qu’il veuille résister, seul ou avec d’autres. On est tenté de lancer le cri de ralliement « États-nations de tous les pays, unissez-vous » !
Pour l’auteur, nation et culture sont sœurs siamoises. Qui tue l’une tue l’autre. Gardons notre personnalité, dit-il : « le choix entre Siegfried et Rambo, le statut de gallo-européen ou celui de gallo-ricain est une fausse alternative ». La décentralisation n’est qu’un risque de plus : « dans certaines régions françaises, les hôtels des conseils régionaux, somptueusement bâtis aux frais du contribuable, ne sont plus pavoisés qu’aux couleurs de la région et de l’Europe ». Cela veut-il dire que sur le répertoire des symboles la pensée française doit être biffée ?
En conclusion, cette pensée doit servir de base à une réflexion sur la place de notre pays dans le monde d’aujourd’hui, sur le rôle de l’État et sur le renforcement du lien social. « Les Français ne veulent pas moins d’État mais mieux d’État ». Le trouble des esprits est d’autant plus profond que se perdent la définition et la conscience d’un bien commun, soubassement de la notion de citoyenneté. Interrogez autour de vous : on ne sait pas où l’on va. C’est le moment de se souvenir d’un proverbe d’Afrique : « quand tu ne sais plus où tu vas, regarde d’où tu viens ». ♦