Le diable boiteux
Ces Mémoires ouvertement et joyeusement apocryphes, rédigés à la première personne, ne craignent pas, car le sujet s’y prête, de s’intituler « roman ». S’agit-il d’une entreprise de réhabilitation, comme la mode en a gratifié, il y a peu, aussi bien Louis XI que Napoléon III ? Non certes, quant aux mœurs et à la corruption de l’individu ; on peut même se demander si l’intéressé en personne aurait eu le cynisme d’afficher tant de turpitudes, de reniements et de manœuvres douteuses, lui qui transforma le bureau de Vergennes en « guichet payant » ; mais oui, quant à l’élégance, à l’attachement sincère pour ses proches (au moins ceux qui ont su lui plaire) et au désir de paix allant de pair avec l’opposition aux campagnes militaires, aventureuses avant d’être désastreuses. Le verdict serait délicat à prononcer ; heureusement, le lecteur n’y est pas convié.
Celui-ci trouvera, bien sûr, les classiques formules inséparables du personnage, depuis « la merde dans un bas de soie » (Napoléon) jusqu’au « vice appuyé sur le bras du crime » (Chateaubriand) et, à chaque pas, ce florilège de mots d’esprit pétillants et de réparties cinglantes dont la source semble tarie chez nous depuis Sacha Guitry et Tristan Bernard. Ce Charles-Maurice était un diplomate-né, il en avait toutes les qualités de souplesse et de flair. Dès Tilsit et Erfurt, il fit mille amitiés à la reine Louise, au tsar Alexandre et à Metternich, car il préparait la suite en sentant le vent tourner et la France n’y perdit pas. Son chef-d’œuvre se situe en effet au congrès de Vienne où on ne fit pas que danser : Vienne, c’est Yalta arbitré par Ribbentrop !
Le prince de Benevent a tiré les ficelles en Europe pendant plusieurs décennies, même s’il semble parfois exagérer l’importance de son rôle, par exemple auprès de Louis XVIII, roi plus doué de « finesse d’esprit et de roublardise » qu’un Charles X « aussi inepte qu’incompétent ». Éloigné à tous égards des sabreurs et des « bellâtres galonnés » à la Murat, séduit par Bonaparte puis tour à tour obséquieux et insolent face à Napoléon, as du double jeu, il ne fut pas seulement « la friponnerie incarnée et la nullité empesée » dénoncées par Reubell. Il cultiva en artiste consommé, et aussi en visionnaire doué, l’art de rebondir et considéra que les deux objectifs de « servir la France pour mieux se servir » n’étaient pas antinomiques.
Et puis, il y eut le beau sexe. Talleyrand a « les poches pleines de jolies femmes » s’écrie l’Empereur un peu jaloux en louchant sur Marie Walewska que notre héros a fait placer au bon endroit. La liste des bonnes fortunes revient à feuilleter un Who’s who de l’époque. Nos aïeules à vrai dire, et jusqu’aux plus titrées, n’avaient pas froid aux yeux. Une des championnes dans le genre fut Germaine de Staël ; nous n’insisterons pas sur le caractère acrobatique des positions décrites en sa compagnie « assez inconfortables… surtout pour un évêque ! », l’affaire précédant la célébration de la messe le jour de la Fête de la Fédération, avec l’aide inattendue de Mirabeau dans le rôle du souffleur. La plus tendre des maîtresses fut, jusque dans les vieux jours, la nièce (par alliance, tout de même !) Dorothée, si désirable « après quatre maternités officielles et quelques autres officieuses », exportée du château de Courlande où notre homme, comme dans l’« artilleur de Metz » honorait « à la fois la fille et la maman ». La plus noire fut Doudou, « affriolante négresse » promenée dans les rues de Philadelphie devant « Amish hagards et Mormons rigides ». La plus maltraitée fut la légitime, Cathy, « ravissante idiote… aussi béate que niaise ».
Si l’homme et par conséquent l’ouvrage que lui consacre François Boulain sont si passionnants, c’est finalement moins par l’énoncé des faits historiques que par l’évocation du charme délétère de cette époque où, au milieu des drames sanglants, des révolutions et des guerres incessantes, on savait « traiter légèrement les grandes affaires et sérieusement les affaires frivoles ». Méditons sur cette déclaration du vieillard désenchanté au jeune Mérimée : « On avait de la débauche, mais on avait de la grâce. On était coquin, mais on avait de l’esprit. Aujourd’hui, on est débauché grossièrement et coquin platement ». À chacun de juger si la boutade s’applique cent soixante ans après. ♦