Reading Clausewitz
Peut-on encore écrire sur Clausewitz, après tant d’exégèses, de commentaires et de réfutations ? D’emblée, Béatrice Heuser, professeur de stratégie et de relations internationales au King’s College de Londres, connue pour ses travaux sur la stratégie nucléaire, prévient que son livre ne prétend pas ajouter des vues nouvelles sur Clausewitz, mais plutôt offrir une synthèse des études les plus importantes sur la pensée clausewitzienne, ses problèmes fondamentaux et sa valeur persistante, ainsi que sur les interprétations et les utilisations que ses innombrables disciples ou adversaires ont pu en faire.
Un tel propos est évidemment beaucoup plus modeste que celui de Raymond Aron dans Penser la guerre, Clausewitz, mais il est particulièrement utile à l’heure ou la vogue de Clausewitz ne cesse de se confirmer même s’il est utilisé de manière souvent superficielle ou ambiguë, comme Bruno Colson « La stratégie américaine de sécurité et la critique de Clausewitz » (1) et le colonel Vincent Desportes « Vies et morts de Clausewitz aux États-Unis » (2), l’ont récemment montré à propos des États-Unis. Aucun stratégiste n’est autant cité ou invoqué, mais sa pensée trop complexe échappe ou irrite, elle est dès lors condamnée à être réduite à quelques formules stéréotypées (la guerre continuation de la politique) ou caricaturés (l’application mécanique par Edward Luttwak de la loi d’affaiblissement graduelle de l’offensive). Le poids ultime d’une telle démarche est l’abaissement systématique d’un maître dont on ne supporte pas la supériorité et qu’on rêve de supplanter, comme l’a fait récemment Martin Van Creveld dans La transformation de la guerre, par cet exemple « anti-clausewitzianisme » primaire.
Rien de tel chez Béatrice Heuser qui propose une démarche méthodique et progressive en trois temps. Après une présentation rapide de l’homme et de la réception de son livre, elle étudie la pensée autour de quelques grands thèmes qui constituent autant de chapitres : l’idéaliste et le réalisme, la guerre comme trinité et les relations entre civils et militaires ; le génie, le moral, la concentration et la friction (les principes contre le désordre de la guerre) ; la défensive et l’offensive et le problème de la stratégie d’anéantissement. Les derniers chapitres explorent quelques-uns des prolongements de Clausewitz. Dans le domaine maritime avec Corbett, dans la guérilla, dans la guerre révolutionnaire avec Mao et à l’âge nucléaire. Le dernier chapitre pose la question de la pertinence de Clausewitz au XXIe siècle en donnant une réponse positive avec laquelle on ne peut qu’être d’accord. Comment nier cette valeur alors que les traductions de Clausewitz et les études se réclamant de lui n’ont jamais été aussi nombreuses ? Béatrice Heuser ne se réclame que d’une bibliographie en anglais, mais sa parfaite connaissance des sources allemandes et françaises lui permet une vue globale que peu de commentateurs peuvent prétendre avoir. Son propos est toujours clair avec des jugements équilibrés et mesurés. Sans nul doute, il s’agit là de la meilleure introduction à la lecture de Clausewitz dont il n’existe guère d’équivalent en français. Malheureusement, vu l’extrême rareté des traductions dans ce domaine, il est peu probable de voir paraître un jour une version française de cet ouvrage. ♦
(1) Stratégique n° 76, avril 1999.
(2) Défense Nationale, février 2002.