Le commandant Déodat, lettres d'Algérie
Le Saint-Cyrien Déodat poursuit sa carrière (1). Nous l’avons connu lieutenant de tirailleurs sénégalais dans les combats de 1940, et méhariste en Mauritanie. Prisonnier des « Viets », le capitaine Déodat résistait avec courage aux sévices de ses gardiens, et avec une astucieuse intelligence au lavage de cerveau des commissaires politiques. Chef de bataillon en Kabylie, il se trouve à la tête d’appelés métropolitains, et au contact de colons attachés à leur terre et à leurs ouvriers agricoles.
Il arrive en Algérie en juillet 1960, au moment où le gouvernement commence à négocier avec la rébellion, et où le sursaut du 13 mai 1958, aube d’un temps nouveau, n’inspire plus les politiques. La situation ambiguë de 1960 insuffle un certain doute dans l’esprit de Déodat : pourquoi combattons-nous ? La cause, et les moyens, sont-ils bons ? Le drame est qu’il n’y a pas d’autre politique (p. 127) et pas d’autres méthodes possibles (p. 177).
Toutes ses réflexions, il les communique à son épouse restée au pays, la tendre Marie, à qui il s’efforce de tout dire dans le style châtié, d’une classique élégance, que nous lui connaissons : « Tu as trouvé confus le tableau que j’ai brossé pour toi de la politique algérienne. Tu peux imaginer qu’ici, où l’on a le nez sur l’événement, la situation échappe à la plupart des camarades. Il m’arrive de penser que cette myopie n’est pas sans avantage et que les plus sages d’entre nous pourraient l’entretenir à dessein : la clairvoyance ne serait pas favorable à l’action. Mais c’est faire preuve d’un cynisme qui n’est pas dans ma nature » (p. 39).
Ainsi lui révèle-t-il les originalités de son bataillon ; les grandes opérations éventées, qui tombent dans le vide ; les infiltrations derrière le mur (p. 77), qui pour le commando de chasse sont une bonne façon, sinon la seule de sortir de ce combat d’aveugle ; les comportements divers de ses subordonnés : les uns passionnés d’une Algérie fraternelle, les autres vieux soldats qui exécutent les ordres sans état d’âme, face au gaulliste inconditionnel ; la pacification, travail de bonne sœur auquel nos appelés se donnent avec cœur ; l’action psychologique, nécessaire mais dont certaines mises en scène sont ridicules (p. 98).
Si le recours à des interrogatoires brutaux peut paraître justifié pour sauver des vies innocentes, notre héros s’y refuse ; sans cesse écartelé entre morale et efficacité, il juge plus important de préserver l’image de l’officier français (p. 70). Cependant, les drames ne lui sont pas épargnés, c’est d’abord l’égorgement d’un de ses soldats, aux côtés d’un pied-noir et d’un musulman, atrocité qui incite au devoir de haine (p. 107). C’est ensuite la désertion, avec un prisonnier, de son officier de renseignement, que Déodat abattra lui-même, estimant qu’il n’y a rien que de juste à ce que le traître rejoigne dans la mort ceux des nôtres qui tombent au combat (p. 141).
Refusant d’engager son bataillon dans le putsch, un pronunciamiento voué à l’échec, il observe ensuite que les légalistes de la première heure ont mauvaise conscience (après l’appel démagogique aux appelés), tandis que les putschistes ont le sentiment d’avoir sauvé l’honneur, (p. 158) et que certains acteurs gardent le souvenir d’une joyeuse connerie, une affaire de copains (p. 163) !
La tragédie finale de l’Algérie — le sort affreux de nos auxiliaires musulmans — est jugée avec tristesse par notre héros. On aurait pu y mettre plus de formes ou de pudeur, ne pas présenter comme un succès ce qui était inévitable, et ne pas pousser l’opinion à une satisfaction indécente (p. 177). Alors que l’Algérie, conduite par des doctrinaires ignares, s’enfonce dans la nuit, il exprime l’espoir qu’au-delà de la politique officielle, les contacts d’homme à homme, de Français à Arabe (ne devrais-je pas ajouter, d’Arabe à Français), sèment quelques graines qui un jour germeront. (p. 127). Petite consolation !
(1) Le lieutenant Déodat, Julliard, 1995 ; Le capitaine Déodat, L’Harmattan, 2000.