Les Euro-Ricains
Le lecteur sort un peu groggy de la lecture des 48 chapitres de ce réquisitoire véhément parsemé d’anecdotes et d’innombrables citations et références. Le thème essentiel, caricaturé avec talent par l’excellente illustration de couverture, est la défense de notre pays et de notre continent contre l’envahissement américain pratiqué par la seule hyperpuissance du moment suivant « les traces de Rome et de l’Empire britannique ». On a un peu vite déduit de l’effondrement du système soviétique que son concurrent représentait forcément l’idéal. L’attaque n’est pas nouvelle et a déjà été portée par l’auteur dans un ouvrage précédent intitulé La nouvelle Europe de Charlemagne. On retrouve ici les mêmes arguments, et aussi la même exubérance et le même style incisif.
La prise de position est toutefois surprenante, venant non de quelque barde folklorique, mais d’un diplômé d’Harvard ayant occupé des postes importants dans de grandes entreprises et familier à coup sûr des vols transatlantiques. Peut-être est-il, après tout, justement le mieux placé pour dénoncer des pratiques dignes d’un « peuple de collaborateurs », pour ne pas dire de traîtres, comme ces conseils d’administration de sociétés françaises tenus sur notre sol… en basic english, tandis qu’au niveau européen, Bruxelles, porte-parole d’un ensemble « fondé uniquement sur des valeurs mercantiles… embouche les trompettes américaines ». Marc Rousset, s’il n’est pas le seul à tenir ce discours, est donc un témoin crédible pour rendre compte de la perversité d’un « culte du profit devenu une véritable drogue » dans le cadre d’une sorte de colonisation s’étendant à tous les domaines et appuyée sur une pensée unique imposée par les « ayatollahs du politiquement correct ». Nous sommes ainsi le faire-valoir d’une Otan qui nous associe à l’« agression contre la Serbie… consistant à bombarder en toute impunité des populations civiles désarmées… en alliés objectifs de l’UCK ». Nous subissons la « vague déferlante de produits à succès planétaire fabriqués à une cadence folle », une culture « devenue un produit commercial comme un autre », culminant avec « l’exemple consternant des citrouilles d’Halloween », une « télévision de caniveau », bref un alignement avilissant sur une idéologie tournée vers l’argent roi et l’hédonisme à court terme.
Il importe donc de réagir, dans la ligne tracée par de Gaulle et… José Bové ! Voici le champion de la lutte incarné dans le « rebelle du Larzac… boutant l’Amérique hors de France comme Jeanne en a bouté les Anglais ». À l’échelle du continent, l’Europe doit retrouver son identité tout en préservant les particularités de ses constituants, « organiser la diversité et non la supprimer ». Elle ne se fera pas sous la forme d’un « conglomérat vassalisé » rassemblant des populations interchangeables et des individus-consommateurs, au terme d’un « élargissement incontrôlable… s’exposant à l’incohérence ». Il faut, pour l’auteur, parvenir à une vaste « Europe Espace », mais animée par le moteur d’une « Europe Puissance » plus réduite (où l’on revient à l’Europe de Charlemagne !), celle des pères fondateurs, essentiellement franco-allemande et excluant le « cheval de Troie » britannique.
Dans un exposé largement convaincant, mais qui n’échappe pas totalement au risque de quelques répétitions et contradictions, Marc Rousset ne tombe-t-il pas néanmoins dans l’injustice en imputant à l’oncle Sam et à ses féaux Euro-Ricains l’effondrement de valeurs que parfois l’Amérique profonde nous rappelle ? Sortant délibérément du sujet affiché, il se livre à une description haute en couleur des maux qui nous accablent : la chute libre de la foi au profit d’un « néopaganisme diffus » replié sur les sectes, le patriotisme ridiculisé, le Pacs « victoire des lobbies homosexuels » au moment où nous sommes « en panne d’enfants », l’insécurité présente de l’école à la SNCF, la « bombe à retardement » de l’immigration, le poids des « paperasses d’un État mastodonte », le « slogan simpliste des 35 heures… empêchant les Français de travailler ». Certes, tout cela est inquiétant, mais est-ce vraiment uniquement le fruit d’un « prêt-à-penser » issu des États-Unis ?
Faut-il pour autant perdre espoir ? Le tempérament de l’auteur l’incite apparemment à terminer la plupart de ses chapitres par une note optimiste. L’ouvrage, dans sa partie terminale, passe de la critique à une formulation constructive, voire visionnaire. Il nous faut, non seulement nous émanciper de la tutelle yankee et « faire sauter le bouchon de l’Otan », mais aussi défendre notre langue. Si « personne n’est hostile aux chants corses et aux mélopées basques », le développement des parlers régionaux nous imposerait un recul de plusieurs siècles et abandonnerait la langue de Molière aux bons soins du « bunker québécois » et de quelques poètes africains. Il faut aussi « réhabiliter le rôle de l’entreprise… qui ne se résume pas à un compte d’exploitation », ne pas se fier aux « schémas futuristes » qui identifient la prolifération des emplois du tertiaire au progrès en ruinant l’industrie, respecter un minimum de morale et se recentrer sur le Rhin.
Cette étude dépasse le niveau du pamphlet, auquel l’ont réduit un peu méchamment quelques commentateurs. Ici, passion et longueur de texte ne font pas moins que force ni que rage. ♦