La Bosnie-Herzégovine. Une géopolitique de la déchirure
En qualifiant la Bosnie-Herzégovine de lanterne pour l’Europe, Philippe Boulanger qui y fut coopérant du Service national, veut à la fois dire qu’elle est sa lanterne rouge, sa queue de peloton, mais aussi que l’Europe mériterait de se renseigner et de s’informer à son propos. De fait, la Bosnie-Herzégovine intrigue : sa forme constitutionnelle et politique actuelle, issue des fameux accords de Dayton de décembre 1995, apparaît inédite. Où a-t-on vu, en effet, un État réunissant sous son ombrelle deux entités, l’une serbe et l’autre croato-bosniaque, sorte de compromis s’efforçant de faire vivre, d’amalgamer et de donner une conscience, une citoyenneté commune à trois communautés historiques, culturelles et religieuses fort distinctes. Telles sont du moins les apparences que la communauté internationale s’efforce de sauvegarder ; mais qu’en est-il en réalité ? Voilà le but et la tentative de cet essai bref et vigoureux, courageux aussi de Philippe Boulanger qui ne s’embarrasse ni de prudence diplomatique, ni d’angélisme.
Après avoir brossé l’histoire de ce territoire ou pays, il décrit le conflit qui l’a ensanglanté de 1992 à 1995, deux chapitres intéressants mais réellement non inédits. Puis il en vient à l’essentiel, c’est-à-dire à l’auscultation des réalités présentes. Il ne mâche pas ses mots. À ses yeux, les accords de Dayton sont « viscéralement idéologiques », c’est-à-dire qu’ils sont le fruit d’un compromis : d’un côté ils acceptent le statu quo des lignes de partage territorial sur une « base ethnique », lignes imposées par la force militaire ; de l’autre, ils veulent protéger et restaurer le caractère dit multi-ethnique du pays. Ces accords lui paraissent viciés par les trois démons du nationalisme, du communautarisme et des identités « meurtrières ». La surenchère nationaliste de chacune des communautés est manifeste : elle a pour but de raffermir la solidarité interne. Or, ce n’est pas le critère religieux qui fut le virus de la Bosnie-Herzégovine : la guerre ne fut pas une guerre de religion, mais un affrontement entre plusieurs réarmements identitaires. Chacune des trois communautés, la serbe, la croate et la bosniaque (musulmane) dispose d’une « double identité ». Elle n’est pas seulement croate, serbe ou bosniaque, elle se double d’une autre identité que l’histoire est supposée légitimer, valider, renforcer. Il existe ainsi à la fois des communautés réelles et les ennemis virtuels ranimés par la mémoire et légitimés par l’histoire précautionneusement revue. Le voisin bosniaque serait ainsi un moudjahidin (dzihadovci, soldat du djihad), le Serbe, un tchetnik et le Croate un Oustachi. Chaque communauté voit ses propres crimes comme circonstanciels et excusables, alors que ceux des autres sont paradigmatiques. Comme la Yougoslavie, la Bosnie-Herzégovine réunit des peuples qui ne partagent ni le même projet politique, ni surtout la même mémoire politique. Les choses sont simples pour les Serbes et les Croates qui sont attachés à leur territoire et à leur identité. Être Serbe ou Croate est naturel, mais être Bosniaque ? Être musulman en Bosnie-Herzégovine c’est porter un nom musulman, se faire circoncire, fêter Bayram (la fin du Ramadan), adhérer à certaines croyances, magiques mais au-delà, nostalgiques de la Yougoslavie ; les Bosniaques, éternels titistes, pensent plus en Yougoslaves qu’en Bosniaques. Voilà où le bât blesse ; car historiquement ce qui a fait la spécificité de la Bosnie-Herzégovine, c’est de n’appartenir à aucun peuple, d’être un lieu permanent de brassage et d’assimilation ; option possible au sein d’un État multinational ou une fédération plus large, mais utopique dans un cadre restreint face à deux identités et nationalités affirmées. D’où la question : la Bosnie-Herzégovine chapeaute-t-elle trois nationalités, trois communautés ou trois nations ? On le sait la communauté internationale cherche à faire avancer l’idée d’une citoyenneté « bosnienne » qui surmonterait les deux entités et constituerait la ligne juridique et politique entre les trois nationalités serbes. Cette citoyenneté bosnienne apaiserait le nationalisme de chaque communauté, le lien juridique désamorcerait les frontières communautaires. Dangereuse illusion écrit Philippe Boulanger : la réalité culturelle d’un pays, notamment en ce qui concerne les Serbes et les Croates, ne permet pas cette conscience civique. On pourrait lui rétorquer que le pire n’est jamais sûr et qu’une conscience commune pourrait apparaître, faire le parallèle au niveau européen entre une citoyenneté européenne émergente et les différentes nationalités. Il reste pessimiste, ou réaliste, en constatant, après d’autres, qu’en dépit de cinq milliards de dollars investis par la communauté internationale, il n’a guère émergé la forme d’un État viable. Le volontarisme de la communauté internationale ne peut renverser le fatalisme culturel façonné par l’histoire du pays. Les « Bosniens » vivent aux crochets de la communauté internationale, comme ils comptaient sur le système titiste pour les assister, et la guerre s’intercale entre les deux périodes comme le drame humain qui excuse l’apathie généralisée. D’où son verdict tranchant : la Bosnie-Herzégovine est le seul pays d’Europe centrale et orientale qui ne souhaite pas sortir mentalement du communisme. ♦