Mémoires d'actions et de réactions
Formule bien choisie ! On peut compter en effet sur cet amiral corse et combatif pour agir et réagir au quart de tour d’hélice. Il s’estime en droit de parler — tout en reconnaissant dès l’abord la « véhémence dans l’expression de ses opinions » — à la suite de brillants états de service relatés sous le titre modeste : « une carrière honorable ». Litote bien sûr, car notre héros a accompli, au cours d’une carrière de trente-neuf années, bien des missions aventureuses sur des théâtres variés, le faisant passer du croiseur Tourville aux services secrets, à l’aéronavale et aux fusiliers-marins. Bouillant d’initiative, écrivain impénitent et journaliste occasionnel, il fit partie de cette phalange qui parvient à décrocher les postes désirés au lieu d’attendre béatement les avis de mutation.
Ce n’est apparemment pas l’ambition, mais plutôt la passion, qui fit marcher Sanguinetti. Dès l’École navale, cet admirateur de Paoli ajuste son tromblon et exerce son esprit critique ; à la fin de la guerre, il proclame son intention d’abandonner « la voie de l’obéissance passive ». Ses virulentes attaques sont solidement argumentées, mais débordent trop souvent sur l’outrance. Elles revêtent d’abord pour ce champion de l’aéro un caractère corporatiste en ferraillant à la fois contre les marins de surface « à l’aberrante mentalité de caste », contre les rivaux aviateurs ayant « brillé par leur absence au-dessus de Dien Bien Phu… malgré leur folle tendance hégémonique », enfin contre le « perfectionnisme ruineux » des Constructions navales qui « tiennent la Défense sous la tutelle des industriels ». Au-delà des « haines interarmées », ce sont les états-majors et les cabinets qui sont visés ; lucidement quant au fond, mais l’auteur aurait dû à notre avis éviter ce faisant les images éculées de « chefs ronronnant sous les lambris dorés des palais nationaux » et de « généraux à manches de lustrine ». Ces lazzi, courants dans la bouche des titulaires de commandements extérieurs oublieux des années passées auparavant dans les bureaux de l’administration centrale, n’ajoutent rien ici.
L’Armée de terre est pour sa part sur la sellette sous trois aspects : en premier, des méthodes surannées à base de « brimades et sévices à caractère fasciste ». Sur sa lancée, l’auteur avance que « 25 % des jeunes Français étaient dispensés arbitrairement (du service) par privilège de naissance ou de relations ». Une telle assertion, fondée sur l’interprétation fausse de données tronquées, est de celles qui dévalorisent totalement la thèse soutenue. Le deuxième aspect consiste à s’élever contre le « quadrillage du territoire », dirigé contre ce fameux « ennemi intérieur », notion qui entraîna toujours un rejet prurigineux dans une partie de l’opinion. Une connaissance plus approfondie de cette Cendrillon de la défense baptisée DOT aurait épargné sur ce sujet bien des alarmes. Enfin la Terre est soupçonnée (pour l’époque concernée) de cultiver la « nostalgie de l’Empire », alors qu’Antoine Sanguinetti, qui avait déjà éprouvé une préférence pour une solution négociée en Indochine, et a « suivi avec sympathie » la décolonisation en Tunisie, se lance dans un procès contre l’entreprise coloniale en des termes, sans doute une fois de plus excessifs, où il est question de « satrapes », de « profits faciles », de « vanité et mesquinerie des pieds noirs », avec juste la furtive larme désormais de rigueur sur le sort des harkis.
Qu’il ait tort ou raison, notre homme ne peut dès lors apparaître que comme un défroqué aux yeux des militaires traditionnels. Il adhère à une école de pensée « progressiste », se tourne vers des compagnons dont la liste n’étonnera guère, de Dabezies à Bollardière, d’Edwy Plenel à Mgr Gaillot, et a la chance d’« entretenir d’excellents rapports » avec Jacques Isnard, « principal journaliste militaire français », et dispose ainsi d’une tribune de poids dans un quotidien susceptible de faire et défaire les réputations. La question reste toutefois posée, embarrassante : si VGE n’avait pas déchiré « théâtralement » au Conseil des ministres du 3 juillet 1976 le décret nommant Sanguinetti au poste de CEMM, 1’itinéraire (déjà amorcé certes) aurait-il été poursuivi ? « Rayé des cadres par mesure disciplinaire », la diatribe de l’officier général contre le milieu de ses anciens confrères persiste et s’accentue : « incurie… pouvoir polluant de l’institution »… À Saint-Cyr, qui « recueille des éléments caractériels ou mystiques… la bêtise s’allie à l’instinct tyrannique »… Bref, tout un lot de gentillesses. Le champ d’action s’élargit avec la participation à des scrutins électoraux, au sein de la nébuleuse d’un gaullisme de gauche, lié au programme socialiste dont la molle application après l’alternance de 1981 déçoit profondément. Devenu proche de Papandréou ou d’Otelo de Carvalho, Sanguinetti épouse toutes les querelles de l’intelligentsia. Au nom des droits de l’homme, il part en « mission » aux quatre coins de la planète, combat la position occidentale sur les euromissiles, tempête contre l’expropriation des paysans du Larzac et les exécutions sommaires d’Ouvéa. Il ne manque que Verdi pour retracer l’action libératrice des Corses « munis de fusils de chasse qui font partie du vêtement de tradition » et le sort des « insulaires ballottés de prisons en prisons métropolitaines, loin des leurs », tandis que la présence sur l’île de la Légion, peuplée de « délinquants en cavale », constitue une « véritable provocation ».
Les cent dernières pages de ce gros ouvrage méritent une mention particulière. Elles traitent de stratégie et de géopolitique avec plus de détachement. La politique nucléaire, l’Otan (gonflée grâce à des évaluations exagérées de la puissance militaire soviétique), les ambitions américaines, sont passées au crible d’une façon assez convaincante qui rejoint beaucoup de réflexions actuelles. Curieusement, si l’auteur met en lumière l’intoxication dans laquelle baigna la guerre du Golfe, « condensé de manipulation et de diabolisation de l’adversaire », il approuve en revanche l’intervention en ex-Yougoslavie, poussé en cela par la position de Bernard Henri-Lévy, promu au rang de maître à penser, et par l’ambiance du festival d’Avignon.
Ces mémoires d’un homme de caractère intéresseront les témoins des événements du dernier demi-siècle. De nombreux passages feront rugir ceux qui ont cru faire leur devoir sans se triturer la cervelle. Peut-être après tout se replongeront-ils dans leur passé en reconnaissant çà et là à ce singulier amiral des actions sensées et des réactions compréhensibles, tout en regrettant qu’un côté Don Quichotte et une tendance à la vendetta aient poussé à trop d’accusations non entièrement fondées et de propos caricaturaux. ♦