1919-1939 - L'engrenage
On a beaucoup écrit sur l’entre-deux-guerres, ces années de 1919 à 1939 que de Jean-Baptiste Duroselle, maître de l’école française de l’histoire des relations internationales, a qualifié à juste titre d’Abaissement. Que pouvait-on dire de plus et de nouveau ? Grand connaisseur de l’Allemagne et des relations franco-allemandes, de Vichy, comme de la vie politique française de l’avant 1945, François Georges Dreyfus, professeur émérite à la Sorbonne, vient de prouver que l’on pouvait jeter un coup d’œil neuf sur cette période charnière. Son ouvrage, écrit de manière claire et élégante, agrémenté de nombreuses cartes et de schémas, ainsi que d’annexes documentaires (cela est précieux et indique le souci du détail et de l’information), au-delà d’une histoire diplomatique, maintes fois décrite, fournit quelques idées fortes. Elles apparaissent tranchées sinon cinglantes. En effet, plus qu’un compte rendu froid et détaché, il livre sa thèse qui est que la France a tout simplement été lâchée par ses principaux alliés européens et au premier chef par la Grande-Bretagne dans sa volonté d’abord, de « punir » l’Allemagne, puis de l’endiguer. Il aurait même voulu intituler son livre, mais il l’a jugé politiquement incorrect, « l’Europe contre la France ». Cette thèse, assez courante dans les milieux de la marine qui ont vu dans l’Angleterre leur principal défi, apparaît intéressante même si elle ne peut être prise à la lettre.
De 1919 à 1939, la France a eu à faire face à l’opposition de toutes les nations d’Europe, à l’exception de la Suisse et du Portugal, des pays scandinaves et encore. Comment une telle évolution a-t-elle pu se produire ? Grand fut en effet le prestige de la France à la victoire — et immense la gloire de ses principaux chefs de guerre : Foch et Pétain. Très vite elle va le perdre ce prestige. D’abord, parce qu’elle a contribué à faire signer des traités aberrants, le traité de Versailles et ses voisins de 1919. Sur ce point la cause est entendue depuis des lustres. Ensuite, parce qu’elle a été forcée à arbitrer en Europe centrale et orientale entre les nouveaux États qu’elle avait contribué à créer ex nihilo. Agissant de la sorte elle n’a fait que des mécontents en Yougoslavie, en Roumanie, en Pologne et en Grèce qui vireront au fascisme, et au totalitarisme. Une certaine morgue française à vouloir tout diriger et tout régler lui a été préjudiciable. N’a-t-elle pas cherché de surcroît à imposer à ces États faibles, pauvres, peu développés, son modèle politique jacobin que des dirigeants politiques, tout imbus du nationalisme français, ont été incapables d’imposer. Le Reich allemand était bien entendu par nature anti-français et n’a essayé que de prendre sa revanche ; mais fallait-il lui imputer et à lui seul l’entière responsabilité dans le déclenchement du conflit de 1914 ? Autre idée reçue.
Surtout et c’est cela qui apparaît assez nouveau, la France s’est heurté, dès janvier 1919, à un adversaire qu’elle a méconnu ou simplement n’a jamais voulu reconnaître : le Royaume-Uni. Celui-ci, fidèle à sa politique traditionnelle d’équilibre n’a jamais été en faveur, c’est le moins que l’on puisse dire d’une prépondérance française en Europe qui aurait purement et simplement succédé à l’hégémonie allemande. Or en 1919-1921, la France est présente partout en Europe centrale et orientale. Elle aide seule la Pologne contre les Bolcheviques, protège les Serbes, joue trop souvent la Roumanie contre la Hongrie. Cette politique de cavalier seul inquiète et agace les Anglais. En Europe, un seul pays partage les vues de la France, c’est l’Italie, mais elle eut le malheur de virer au fascisme ; et comment s’acoquiner avec Mussolini qualifié de « César de carnaval ». Seuls Laval et une partie de la droite comprendront que l’Italie, au moins jusqu’en 1936, voulait s’opposer à la montée en puissance de l’Allemagne hitlérienne.
Le déclin du prestige et des positions françaises sont également dus à des causes internes. La crise de 1929 a durement éprouvé son économie. Que dire des conséquences désastreuses de la loi des 40 heures dénoncée avec éloquence par Alfred Sauvy, l’un des pères de la démographie française. À partir de 1930 la France ne fut plus du tout gouvernée. De 1932 à 1938, on compte neuf présidents du conseil et douze gouvernements, cinq ministres des Affaires étrangères et de la Guerre. Le désordre politique et moral ne cesse de s’agrandir face aux « non-conformistes des années 30 » ; alors qu’une pensée marxiste de plus en plus virulente n’a cessé de s’affirmer. Cette prégnance marxiste, nullement cantonnée au PC, fut partagée par la SFIO et les intellectuels antifascistes ; elle a conduit la France à s’accrocher à une alliance soviétique. Là est la thèse l’autre thèse principale du professeur Dreyfus. Il juge cette alliance doublement fallacieuse : militairement l’Armée Rouge ne pouvait intervenir qu’en traversant la Pologne, ce que celle-ci rejetait résolument ; politiquement cela coupait la France du reste de l’Europe farouchement anticommuniste. La raison principale de l’apaisement britannique ce n’est pas tant le pacifisme que le bolchevisme. Chacun s’attendait à un affrontement entre nazisme et communisme. Le seul pays dont les idées étaient proches de la France fut l’Espagne, pays arriéré et instable. La décision de non-intervention durant la guerre civile fut de l’angélisme alors que Moscou, Rome et Berlin ne la respecteront guère. Les capitulations successives de la France en Europe montreront que l’on ne pouvait guère compter sur elle ; mais c’est le réarmement du Reich en 1935 et surtout la remilitarisation de la Rhénanie qui s’avéreront le recul le plus net. François G. Dreyfus y consacre trois pages accablantes. Alors qu’Hitler contre l’avis de tous ses généraux aligne 20 000 hommes, la France disposait dans le triangle Strasbourg-Belfort-Metz de 100 000 hommes ! À la question de Pierre-Étienne Flandin, successeur de Pierre Laval au quai d’Orsay, sur les mesures militaires à prendre en cas de réoccupation de la Rhénanie posée en janvier 1936, le ministre de la Guerre, le général Maurin eut pour toute réponse : « L’armée française avait été conçue pour une mission défensive et qu’elle n’avait rien de prêt pour une intervention militaire ». Il est vrai que l’opinion française était pacifiste et refusait toute idée de guerre. Aux pacifistes de gauche s’ajoutaient les néo-pacifistes de droite ceux qui, d’abord antisoviétiques, pensaient que le Reich était un bouclier contre le bolchevisme. Dans un chapitre intitulé le Vatican contre la France l’auteur expose en détail l’attitude d’un Benoît XV en 1926 qui, en interdisant l’action française prenait en fait une attitude pro-allemande, position dont l’Église ne se départira point. Le Pape se prononça contre les puissances coloniales, et le concordat signé en juillet 1933 avec le Reich apparaissait comme la légitimation du régime hitlérien au moment même où celui-ci avait interdit le parti catholique du Zentrum. Après Munich, l’Europe sait qu’elle ne peut plus compter sur la France : la Belgique n’aurait rien fait à la SDN pour soutenir Prague ; la Roumanie et la Yougoslavie font allégeance à Berlin. Le drame de la France c’est que nul ou presque ne s’est rendu compte de l’attitude britannique qui s’est conduite de plus en plus à son égard comme un souverain autoritaire. François G. Dreyfus passe trop vite sur la dérobade des États-Unis, principaux garants du respect des traités de 1919 ; il a peut-être un biais un peu anti-anglais, une position traditionnelle de la France (on le verra sous Vichy), mais pour l’essentiel son récit documenté de ces vingt années, qui couvre également le domaine de la pensée, de l’économie et du rapport des forces, est hautement instructif. L’histoire, heureusement ne s’est pas répétée après 1945, mais ce souvenir de l’abaissement ou de l’aveuglement français, qui s’estompe des mémoires se devait d’être une fois de plus ravivé. ♦