La chute de la CIA. Les mémoires d'un officier de l'ombre sur les fronts de l'islamisme
Entré en 1976 dans la centrale de Langley, dont il est sorti en 1997, après avoir contribué à dévoiler les dessous du financement de la campagne présidentielle de Bill Clinton, lequel bénéficia largement des mannes du lobby pétrolier actif dans la Caspienne et en Asie centrale, Robert Baer déploie en un récit haletant ses vingt et une années passées au sein de la fameuse division des opérations (DO), celle des officiers traitants. Selon de nombreux témoignages concordants il fut le meilleur agent de la CIA sur le terrain au Proche-Orient. Arabisant, il a été mêlé au problème terroriste dès 1983, lors des attentats à la voiture piégée contre l’ambassade américaine, question dont il a poursuivi la trame à Paris, Douchanbe ou Washington. Découragé de ce que la bureaucratie soit restée sourde à ses nombreux appels et en butte à des tracasseries politiques et financières, il a jeté l’éponge pour devenir consultant. Vu de l’intérieur, c’est incontestablement un des meilleurs témoignages tant sur le fonctionnement de la CIA (de nombreux passages de son livre ont été censurés, il en montre la trace) que surtout sur les multiples réseaux d’influence d’action ou de terreur où islam, pétrole, agents et influences se confondent, s’entrecroisent, et se combattent.
À la manière américaine il mêle dans son récit qui se lit comme un vrai thriller, d’ailleurs adapté au cinéma, autobiographie, analyse psychologique et réflexions géopolitiques. Qu’est-ce qui a pu motiver un jeune étudiant féru de langues orientales, de voyages et désireux de vivre à l’étranger entrer à la CIA ? Il nous décrit de manière très précise ses entretiens de recrutement, les différentes étapes de mises à l’épreuve, puis la formation concrète à la Ferme, cette base militaire secrète où, en Virginie, les jeunes recrus sont formées aux différentes techniques de filature et contre filature d’écoutes, de recrutement, de suivi des contacts… Pour sa part il a été envoyé à Madras puis à Delhi où il séjourna près de trois années, sorte de stage pratique et de dernier test avant d’être admis parmi les cadres éprouvés. Sa carrière l’a porté ensuite sur bien des points chauds de la planète, là où s’est engagée depuis les années 80 cette lutte implacable contre le terrorisme dont l’acmé s’est situé le 11 septembre 2001. Liban, Libye, Soudan, Asie centrale (Tadjikistan), Nord de l’Irak, tels ont été les différents jalons de sa carrière. C’est presque avec candeur qu’il dévoile ses luttes contre les hésitations de la Maison-Blanche, les errances des politiques, les rivalités entre les nombreuses structures bureaucratiques NSC, département d’État, Défense, FBI, CIA… Plongé dès le début dans l’attentat perpétré contre l’ambassade américaine à Beyrouth (18 avril 1983) il n’a cessé de s’y intéresser et de remonter les différentes pistes, qui peu à peu l’ont amené aux réseaux Ben Laden dont il affirme avoir pris tôt connaissance. On le retrouve à Larnaca, à Chypre, plaque tournante de bien des trafics, sorte de Casablanca des années 80 où espions, trafiquants, journalistes, dealers, organisations internationales ont établi leurs bases. Le voilà à Beyrouth pour enquêter sur les prises d’otages et les détournements d’avion ; activités qui le conduisent sur les différentes pistes iraniennes, au Liban et en France où les attentats de 1986 et 1996 laissèrent un goût amer. C’est son séjour à Douchanbé au Tadjikistan qui l’a mis sur la piste du pétrole et confronté au Grand jeu où les différents tracés d’oléoducs mirent aux prises politique, affairisme, coups tordus, financements politiques et autres pratiques de cette nature. Actif au Nord de l’Irak, en contact avec les opposants au régime de Saddam Hussein, il fut accusé d’avoir trempé dans une tentative d’assassinat du leader irakien ; soupçon, qui accéléra sa chute dans les échelons de la Centrale et provoqua son départ. Tout au long de ces années, homme de terrain il s’insurge contre la bureaucratisation croissante de la CIA qui a de plus en plus négligé le renseignement humain, le recrutement d’agent in situ, le renouvellement de ses cadres ; soumissions, carences ou manquements qui ont abouti au 11 septembre. Depuis 1991, la Centrale n’a cessé de réduire sa part d’information fournie par ses agents de l’étranger, en supprimant des postes au service clandestin. Robert Baer décrit dans le détail mission par mission. On glane non seulement une foule d’informations précieuses, mais on pénètre dans l’activité du renseignement et de ses techniques. Il raconte ce qui s’est passé. Très vite, la politique des renseignements s’est mise à saper toutes nos démarches. Telle opération était trop risquée ; telle autre, ratée ou même réussie, pourrait faire fuir un gouvernement étranger ami. Quelqu’un allait être délogé d’un poste bien tranquille. Un autre pourrait même être tué. Si vous demandiez à l’équipe de la CIA de Bonn de recruter des Arabes et des Iraniens pour infiltrer la communauté proche-orientale d’Allemagne de l’Ouest, on vous répondait qu’il y avait suffisamment d’agents. Aussi, n’a-t-il pas caché son dépit après le 11 septembre : « Vous imaginez à quel point cela va mal. La Maison-Blanche a été sauvée du vol 93 par une équipe de joueurs de rugby. Et c’est pour cela que vous payez 30 milliards de dollars ? ».
Récit, témoignage vécu et non analyse fouillée de l’appareil du renseignement, et encore moins de l’articulation de celui-ci avec l’appareil de décision politique, diplomatique et militaire, l’ouvrage de Robert Baer frappe par sa véracité et sa sincérité. Ce qu’il perd un peu en hauteur et profondeur d’analyse, il le gagne en vécu et en émoi. Une fort belle pièce à verser à l’immense dossier de la lutte antiterroriste, loin d’être épuisée. ♦