Mao, stratège révolutionnaire
Gérard Chaliand, auteur prolifique (ce qui est loin d’être un reproche) orienté en particulier vers les stratégies de notre temps, reste donc ici tout à fait dans son domaine de compétence. C’est pourquoi, avant de se plonger dans les écrits de l’illustre Timonier, il ne faut pas manquer de lire attentivement l’introduction les replaçant dans leur contexte complexe et fluctuant : un XIXe siècle fait d’« humiliation et de dépeçage », la découverte de la puissance de la masse paysanne, l’impact de la Longue Marche, le talent militaire de Chu Teh et de Lin Biao, le caractère longtemps problématique de la victoire finale.
Les morceaux choisis sont présentés par ordre chronologique de 1928 à 1949, en distinguant six périodes, y compris la parenthèse de la lutte commune contre l’envahisseur nippon. La génération de lecteurs français qui a connu quelque peu les méthodes communistes et l’ambiance de l’époque ne découvrira rien de totalement nouveau sur le fond : par exemple, quelle tentation de trouver l’illustration des procédés maoïstes chez Giap et l’application de tel chapitre dans le déroulement de l’opération « Lorraine »… ou encore de dénicher des parentés flagrantes entre « l’encerclement et l’anéantissement » menés contre les unités de l’Armée rouge et nos plus concrets « bouclage-ratissage » ! Les directives du maître de Yenan sont connues de ses adversaires et de ses victimes qui ont assimilé depuis longtemps l’image du poisson dans l’eau : le lien indissociable entre actions armées et politico-sociales (« la réforme agraire doit être résolument pratiquée dans les régions libérées » – dès la victoire acquise, il faut « faire de l’armée un corps de travail » administratif, économique et… médiatique) ; l’adaptation permanente aux circonstances, sans hésiter en position de faiblesse à évacuer temporairement des territoires et à éviter toute « bataille d’usure » ; le maintien de l’initiative (« obtenir la supériorité dans l’infériorité… transformer la grande campagne, menée contre nous par l’armée adverse, en une foule de petites campagnes, menées par nous contre l’armée adverse »).
Deux points pourtant, origines fréquentes de contresens, apparaissent clairement : le premier, mis parfois en doute pour une histoire de tenue vestimentaire, l’importance du chef et d’une autorité hiérarchique ferme ; le second, le caractère provisoire de la guerre de partisans qui, malgré les lettres de noblesse engrangées et les avantages de la souplesse, reste une « forme inférieure », à élever dès que possible « au niveau des troupes régulières » équipées et disciplinées.
Au-delà subsistent les impératifs éternels : cohérence entre stratégie et tactique, analyse classique des facteurs, rôle du renseignement et de la surprise, influence du moral… et bien entendu se persuader et persuader le monde qu’on mène une « guerre juste » ! Et pour prouver qu’on ne boude pas les vieilles recettes, la référence à l’inusable Sun Zi vient prouver que l’intéressé est presque aussi connu sur les rives du Yang Tse qu’au bord de la Seine. Si particularité fondamentale il y a, elle repose sur les spécificités du milieu : l’étendue du pays et la capacité d’encaissement de la population ; les Japonais, comme les conquérants momentanés des steppes russes, ont eu les yeux plus gros que le ventre.
Pour des Occidentaux s’attendant à des « chinoiseries », les formulations maoïstes sont au contraire tout à fait explicites. Le Timonier, qui fait preuve d’une vaste culture et ne dédaigne pas l’allusion historique, n’abuse pas des sentences savoureuses attribuées chez nous à ses compatriotes et a probablement lu Descartes. Il va même loin dans la manie des classifications : trois « grandes règles », huit « recommandations », trois « vérifications »… Voilà qui fait penser aux « mesures » chères à nos hommes politiques. Et quant à remettre son ouvrage cent fois sur le métier, notre homme est un spécialiste, au point d’aboutir à des textes lourds, processionnels et répétitifs du type : « L’ennemi est fort et nous faible, mais l’ennemi a des points faibles et nous des points forts ». Le truisme n’est pas loin.
Gérard Chaliand, qui a eu la bonne idée de nous épargner le pinyin, évoque Guevara, Savimbi, Massoud. La comparaison est discutable. « Théoricien plus que capitaine hors pair », Mao les a en tout cas précédés. S’il laisse plutôt une « image négative », son empreinte reste « vivace ». ♦