Gendarmerie et sécurité intérieure - De la sécurité intérieure
La loi du 21 janvier 1995 d’orientation et de programmation relative à la sécurité (LOPS) propose, dans son article premier, une définition particulièrement extensive de la sécurité, sur un plan tout à la fois formel et matériel : « La sécurité est un droit fondamental et l’une des conditions de l’exercice des libertés individuelles et collectives. L’État a le devoir d’assurer la sécurité en veillant, sur l’ensemble du territoire de la République, à la défense des intérêts nationaux, au respect des lois, au maintien de la paix et de l’ordre public, à la protection des personnes et des biens » (1). Au-delà de son utilisation dans le domaine des relations internationales (2), cette notion, au demeurant fort ancienne, de « sécurité » peut être considérée comme synonyme de celle, devenue tout autant d’utilisation courante, de « sécurité intérieure », qui s’est imposée, au moins depuis le début des années 90, dans les discours, sur l’agenda public et dans les réalisations.
Construite à partir d’une sorte de dichotomie entre la sécurité extérieure et la sécurité intérieure, celle-ci s’est développée, paradoxalement, à une époque de remise en cause — notamment à la faveur de la diffusion de la menace terroriste — de la frontière entre les problèmes militaires et policiers, certains avançant l’idée d’une sorte de continuum de la sécurité intérieure et extérieure. Le constat de l’absence d’étanchéité de cette frontière ne peut conduire pour autant à une confusion, à une négation de la particularité, au niveau des menaces et des parades, de ce qui relève fondamentalement de l’un ou de l’autre volet de la sécurité du système social.
Sur un plan plus particulier, dans le vocabulaire policier, l’idée de sécurité intérieure est indissociable des projets de modernisation de la police nationale entrepris depuis le début des années 80, dont elle est devenue, au même titre que la police de proximité, sinon l’objet, au moins le référent. Ainsi l’intitulé « sécurité intérieure » est-il plus particulièrement apparu, en 1989, lors de la création de l’Institut des hautes études de la sécurité intérieure (IHESI), organisme du ministère de l’Intérieur qui a pour missions la formation des responsables des institutions de sécurité (grâce à un système de sessions nationales et régionales), ainsi que la réalisation et la diffusion d’études et de recherches sur les phénomènes policiers et les politiques publiques de sécurité (publication d’une revue trimestrielle, organisation de séminaires, orientation de recherches…), avant de se voir confier des fonctions d’expertise et de conseil auprès des collectivités locales s’agissant de la mise en œuvre des contrats locaux de sécurité. La sécurité intérieure a bénéficié récemment d’une sorte de consécration politique (ministérielle et législative) avec, d’une part, la constitution, le 7 mai 2002, dans le cadre du gouvernement de Jean-Pierre Raffarin, d’un ministère de l’Intérieur, de la Sécurité intérieure et des Libertés locales confié à Nicolas Sarkozy, avec comme principale disposition le placement sous sa responsabilité de l’emploi des services de la gendarmerie (décret du 15 mai 2002), d’autre part, l’adoption de la loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité intérieure (LOPSI du 29 août 2002).
Par-delà son émergence conjoncturelle, cette notion de sécurité intérieure — plus précise que celle de « sécurité », moins étroite que celle, par trop juridique, de « sécurité publique », et plus neutre que celle, par trop banalisée, de « police » (même appréhendée dans sa signification fonctionnelle, par référence alors, non à l’institution, mais à la fonction policière) — présente un intérêt immédiat dans la mesure où elle permet de traduire l’hétérogénéité et la complexité des questionnements auxquels elle renvoie, en permettant une approche dépassant le seul cadre policier (et hexagonal) des problèmes de sécurité. Ainsi, la sécurité intérieure présente la singularité d’être un domaine de l’activité gouvernementale partagé entre différents départements ministériels : l’Intérieur (police, gendarmerie et sécurité civile), mais aussi la Justice (administration pénitentiaire), la Défense (forces armées) ou encore l’Économie et les Finances (douanes). La création du Conseil de sécurité intérieure (CSI) institutionnalise ce caractère interministériel, en dotant la sécurité intérieure d’un organe politique comparable, si ce n’est en droit, au moins en pratique, aux conseils et comités supérieurs de défense (3).
Domaine désormais partagé entre le Président et le gouvernement, avec malgré tout une prépondérance reconnue, au moins fonctionnellement, au ministre de l’Intérieur, la sécurité intérieure peut se décomposer en trois volets :
– la sécurité publique, qui recouvre les actions préventives (police administrative) et répressives (police judiciaire) menées contre les diverses formes de troubles à l’ordre public (renseignement, investigations criminelles, police des foules, police quotidienne) ;
– la sécurité civile, qui rassemble les moyens mis en œuvre face aux accidents et catastrophes naturelles et technologiques ;
– la sécurité privée, qui se rapporte aux mesures prises par les particuliers, individus ou entreprises, afin de contribuer à répondre, par un appel au marché, aux besoins de sécurité du système social.
Sans même faire sien le jugement selon lequel la sécurité est « l’affaire de tous » (dans une approche minimaliste, elle est loin de n’être l’affaire que des seuls policiers et gendarmes), le principal apport de l’idée de sécurité intérieure est de rendre compte de la « balkanisation organisationnelle » caractérisant le système sécuritaire français ; c’est-à-dire de faciliter l’intégration et la prise en compte, à côté de ces deux principales composantes du modèle policier français que sont la police nationale et la gendarmerie, de ces autres acteurs de la sécurité que peuvent constituer, dans leur domaine respectif, les douanes, les polices municipales, les gardes champêtres, la justice, l’administration pénitentiaire, les services d’incendie et de secours, les armées, auxquels il convient d’adjoindre les entreprises de sécurité privée ; tout en facilitant, dans la détermination et la conduite des politiques publiques, une démarche plus globale dépassant les cloisonnements idéologiques et bureaucratiques pour se pencher sur les problèmes des banlieues, de l’intégration, de la politique de la ville, de l’exclusion, de l’aménagement du territoire… Sans remettre en cause son objet et sa dimension fondamentalement policière, l’idée de sécurité intérieure élargit, en somme, la compréhension des phénomènes sécuritaires en les mettant en relation avec le fonctionnement global de la société, tout en permettant une démarche internationale indispensable pour une lutte efficace contre ces fléaux que représentent le terrorisme, les réseaux de trafics de stupéfiants, d’armes et d’immigration clandestine, la criminalité organisée et le blanchiment d’argent. ♦
(1) La loi du 15 novembre 2001 relative à la sécurité quotidienne avait quelque peu modifié cette définition, en lui donnant une orientation plus sociale : « La sécurité est un droit fondamental. Elle est une condition de l’exercice des libertés et de la réduction des inégalités. À ce titre, elle est un devoir pour l’État, qui veille sur l’ensemble du territoire de la République, à la protection des personnes et de leurs biens et des prérogatives de leur citoyenneté, à la défense de leurs institutions et des intérêts nationaux, au respect des lois, au maintien de la paix et de l’ordre publics ». Par contre, la récente loi du 29 août 2002 d’orientation et de programmation relative à la sécurité intérieure (LOPSI) a repris dans son intégralité la définition initiale proposée par la LOPS (annexe I).
(2) Cf. à ce sujet le remarquable ouvrage publié récemment par Charles-Philippe David et Jean-Jacques Roche, Théories de la sécurité, Montchrestien, Clefs Politique, 2002.
(3) Cf. « La réforme du dispositif de sécurité intérieure », chronique « gendarmerie », novembre 2002.