Dostoïevski à Manhattan
Parmi les douzaines d’écrits consacrés au choc planétaire du 11 septembre 2001, la réflexion politique et philosophique d’André Glucksmann apparaît certainement comme l’une des plus profondes et vraiment indispensable. Tout d’abord, elle n’est nullement descriptive ou événementielle, cela va de soi. Elle se situe d’emblée à cette hauteur, celle du grand style dont parlait Nietzsche, souvent cité par l’auteur de La cuisinière et Le Mangeur d’hommes, dans un fragment de 1888 « Volonté victorieuse, capacité à dominer et à contraindre le chaos, extension du regard sur des similitudes et étendues plus vastes » ; c’est-à-dire, nous indique Claudio Magris, dans sa leçon inaugurale au Collège de France (octobre 2001) « Littérature, nihilisme et mélancolie », perspective du haut, hiérarchie ordonnatrice et législatrice, force organisante qui ne met pas en lumière un sens immanent à la vie, mais comme le dira à sa suite Gottfried Benn, impose « une loi contre la vie », plie le fourmillement de cette dernière à la volonté impérieuse de la forme.
Telle apparaît la tentative courageuse et audacieuse de Glucksmann dont la première phrase, maintes fois citée, est son fameux « il faut savoir émotion garder ».
Dostoïevski à Manhattan, bel oxymoron, donne en effet bien du grain à moudre. N’est-il pas paradoxal, à première vue, d’accoler le nom du célèbre écrivain, un des chefs de file des slavophiles, de l’orthodoxie et des valeurs nationales russes à celui de Manhattan, moderne Babylone dont les valeurs étaient si éloignées des siennes ? Le paradoxe n’est qu’apparent ou au mieux superficiel, car en vérité, ce n’est pas chez les stratèges, les historiens, ou même les philosophes qu’il convient de puiser des idées pour tenter de comprendre ce qui s’est passé le 11 septembre, mais chez les écrivains russes principalement : Pouchkine, Tchékov et Dostoïevski. Dans une interview l’auteur indique qu’au moment des attentats du 11 septembre, il relisait La Cerisaie de Tchékhov. Superbe œuvre, prémonitoire, qui décrit de manière si subtile la fin d’un monde ? On le sait, dans une société provinciale de petite noblesse se dissimule la réalité « non la propriété ne sera pas vendue, non nous n’en partirons pas » alors qu’au loin on entend déjà les coups de hache qui s’abattent sur les cerisiers du domaine. On se grise, on reste optimiste (La fin de l’histoire de Fukuyama) alors que la destruction des Twin Towers ramène au principe de réalité.
Aussi, au-delà d’un nouveau discours sur la guerre, Dostoïevski à Manhattan est un brillant parcours dans la littérature russe et accessoirement française (Emma Bovary) du XIXe siècle, du génie littéraire, qui plus que tout autre, peut nous aider à déchiffrer le temps présent celui de l’avant et de l’après 11 septembre.
Premier niveau de lecture, celui de l’histoire longue des guerres et des conflits dont les attentats du 11 septembre constituent non une rupture, mais une continuation. En 1914-1918, 80 % des victimes furent militaires. Entre 1939 et 1945 seulement 50 %. Depuis les débuts de la guerre froide jusqu’aux attaques d’Oussama ben Laden on dénombre 30 millions de victimes dans des conflits qui ne furent pas des confrontations militaires, mais des attaques armées contre les populations démunies. Tel fut le cas en Yougoslavie, en Algérie, ou en Tchétchénie dont il fut le témoin attentif. Depuis près d’un demi-siècle, 10 % du total de victimes furent des civils. Aussi écrit Glucksmann quand Oussama ben Laden est supposé avoir dit « C’est un acte de guerre », il convient de lui donner raison : le massacre de civils (des innocents pour nous Occidentaux, mais pour lui de simples cibles), et non l’affrontement des grandes armées, est devenu la forme principale de l’agression. Comme l’avait écrit Clausewitz « une fois renversées les bornes du possible qui n’existaient pour ainsi dire que dans notre inconscient, il n’est plus possible de les relever ». De Guernica en 1937 à New York en 2001, le chemin apparaît linéaire, presque rectiligne ! Voilà la fameuse trinité clausewitzienne renversée. En effet, la fureur guerrière se déchaîne, mais elle n’émane plus des peuples mais provient du vivier universel de jeunes guerriers émancipés, sans lois ni tabous, prêts à saisir une arme pour « arriver ». En ce sens, la mondialisation s’est emparée du domaine conflictuel. Inutile de s’étendre sur les causes du déracinement socioculturel, elles sont nombreuses, multiformes, changeantes ; toutes les frontières classiques sont transgressées. Plus de séparation entre public et privé, civil et militaire, affrontement armé et violence mafieuse, entre bataille et crime, entre intérieur et extérieur ; la planète tout entière est devenue lieu d’affrontement et de violence. Quant à l’indispensable technicité de militaires, est-il besoin de s’étendre là-dessus tant la maîtrise des moyens de communication, l’habileté technique et l’effet de surprise des terroristes furent accomplis. C’est la troisième composante de la trinité clausewitzienne qui a fondamentalement changé. Les gouvernements et les autorités politiques deviennent objets plutôt que sujets de cette nouvelle guerre planétaire. Ce qui a changé ce n’est pas seulement l’extension, mais l’intensité d’un conflit devenu ubiquitaire. Désormais la ligne de front passe à l’intérieur des individus, des peuples, des fidèles, notre paix est si peu perpétuelle qu’elle reste vulnérable à la guise d’un porteur de cutter, d’un attentat sur une centrale nucléaire ou quelque acte fou ou dément, mais diaboliquement organisé. Depuis New York, l’horizon de notre vulnérabilité est indépassable. Voilà ce que pense dans le fond Glucksmann et il justifie le titre de son ouvrage ; l’humanité vit à l’heure du nihilisme et du face-à-face avec un mal collectif prêt à bondir.
Mais qu’est-ce que le nihilisme et comment devient-on nihiliste ? Pour Glucksmann le nihilisme nie le mal, il en cultive l’ignorance. Nombreux sont ceux qui se rangent souvent à leur insu dans cette catégorie : l’innocent qui acclame O. ben Laden, l’expert qui comprend l’horreur et finit par la justifier à force de l’expliquer sacrifient à l’axiome nihiliste fondamental « il n’y a plus de mal ». Il récuse la seconde définition de l’ignorance du bien, car alors c’est toute la modernité qui passe sous sa coupe. Dans cette optique, résumer le 11 septembre à un acte de fanatisme purement religieux lui semble bien fallacieux. C’est manquer de sens historique comme de connaissances littéraires. On a mal interprété la fameuse phrase de Dostoïevski « si Dieu est mort, tout est permis ». En vérité la fureur nihiliste habite celui qui croit au Ciel et celui qui n’y croit pas. L’écrivain russe montre que le nihiliste part du postulat que tout est permis. Avec ou sans Dieu, pour ou contre, on se croit tout permis ; Glucksmann s’inscrit complètement en faux contre la thèse du choc des civilisations. Mais peut-on le suivre lorsqu’il pense, dur comme fer, que le nihilisme est le dénominateur de toutes les grandes idéologies exterminatrices que nous avons connues et connaissons : communisme, nazisme et islamisme. Toutes habillent différemment une même pulsion d’anéantissement. Le nihiliste religieux se réclame d’un dieu-annihilation plutôt que créateur, les nihilistes sans dieu font appel à d’autres arguments : la race, l’histoire, pour se vouer à leur tâche d’éradication et de table rase.
Tout au long de son essai Glucksmann aborde abondamment le cas russe qui illustre cette pensée nihiliste et qui a contribué à la nourrir. Contrairement à l’opinion commune qui fait remonter l’utilisation du terme et à la description du phénomène au roman d’Ivan Tourgueniev Pères et fils paru en 1862, il remonte au grand poète national Pouchkine qui contrairement aux romantiques a dépeint des héros « noirs », non sous les traits de la déformation physique ou psychique, mais ceux d’une banale normalité. Ses héros, à la différence de Quasimodo ou d’Hernani, ne quémandent pas de compassion et n’exigent aucune exaltation. De Pouchkine à Dostoïevski le fil apparaît donc ininterrompu. Le nihilisme existe par lui-même et pour lui-même. Il définit un rapport à soi, un rapport à autrui, une façon d’être ensemble et de se conformer au monde extérieur ? Se dévoiler, alors qu’une pratique qui touche à toute nature et culture, qui marque sa spécificité : c’est un exercice de cruauté. Expérience intégrale de soi, le nihilisme se veut sans frontières, c’est en ce sens qu’il est actuel, qu’il est notre contemporain assène Glucksmann. Que de citations dont l’actualité n’est plus à démontrer ? « Détruire, écraser les faibles femmes innocentes… comme ça pour rien, bêtement à la russe », s’écrie Ivanov de Tchékhov. Pas à la russe seulement, souvenons-nous de Manhattan.
Le nihilisme est désormais un problème mondial. La bataille n’est pas seulement en Afghanistan, ou ailleurs, elle est dans les têtes, la guerre des idées est universelle ; elle perdurera à travers le siècle naissant ; Oussamaben Laden aura certainement des successeurs, des imitateurs, des concurrents. C’est ce pourrissement nihiliste, rampant, universel, qu’il convient de craindre, conclut-il, et non un hypothétique conflit de civilisations ou plus improbable encore fin de l’histoire. Plutôt que de tenter de bâtir des paradis il convient d’éviter l’enfer, d’éviter de régresser dans une barbarie universelle, on ne peut plus moderne, celle de l’exterminateur, qui se permet tout. On risque ainsi, si l’on n’y prend garde, de toucher au crépuscule de l’humanité.
C’est en ce sens que l’essai de Glucksmann apparaît avec force. On lui a reproché d’avoir édulcoré la notion de nihilisme en privilégiant son seul côté destructeur, et en l’amputant de son registre métaphysique ou éthique ; mais son propos n’était pas philosophique mais prescriptif. Si seulement on comprenait mieux que l’humanité se trouvait en face d’un phénomène social total, d’une stratégie positive de cruauté, on aurait effectué un grand pas pour lutter contre ce nouveau mal, le Mal. Avec quels moyens, sur quelles bases, et avec quelles valeurs et alliées ? Voilà le grand débat auquel il nous convie. Thème d’un prochain livre ou de débats en cours. ♦