Crimes internationaux et juridictions internationales
D’éminents juristes (tous les juristes ne sont-ils pas « éminents » ?) se penchent ici sur le berceau d’une nouvelle discipline baptisée « droit pénal international » qui les fascine et les agace. Après Nuremberg et Tokyo, puis les tribunaux ad hoc relatifs à l’ex-Yougoslavie et au Rwanda, les débats ardus de Rome ont donné naissance à une Cour dont le fonctionnement, « privé du secours de l’histoire et des précédents », n’est pas sans poser quelques problèmes, ainsi que le reconnaissent honnêtement les auteurs plongés dans la recherche non évidente d’un système équitable et universellement admis.
Se plaçant sur le terrain du sentiment plus que sur celui du code, Robert Badinter invoque « la foi du charbonnier qui anime le militant ». L’un des chefs de file, Antonio Cassese, ne fait pas non plus mystère de ses certitudes et entend qu’« une action cruelle commise à Constantinople puisse être punie à Paris ». Mais, intraitable sur les principes, il est obligé d’admettre que le pas à franchir met à mal la souveraineté des États, chacun fidèle à sa culture propre, attaché à la protection de ses nationaux, réticent à extrader, enclin pour des motifs de politique intérieure à pratiquer la péremption, l’amnistie et la grâce, enfin et surtout seul dépositaire (dans les conditions actuelles) des moyens de coercition. Le but est donc de se mettre d’accord sur des « valeurs communes de l’humanité », de les faire respecter par la voie judiciaire, et à cet effet de trouver comment « articuler » cette affaire avec les multiples versions du droit national, quitte, dans un effort de synthèse, à « combiner le meilleur de chaque système ».
À la poursuite des règles du jeu, le juge international en appelle à Aristote et à Kant, plonge dans l’« élaboration des normes » à partir des sources disponibles consultées « notamment sur l’Internet » (sic) et se lance dans le « droit comparé » afin d’y puiser à force d’« hybridation » une « légitimation a posteriori ». Fort bien, mais « le débat éthique ne présente que peu de ressemblance avec les méthodes de la recherche scientifique ». Quels crimes réprimer ? La liste est fonction des « peurs du moment ». On insiste beaucoup sur le viol, mais, malgré l’ancienneté du phénomène, il va falloir consulter pas moins de 26 sources nationales, dont celles provenant d’Ouganda, de Zambie et du Costa Rica pour dénicher une définition médico-juridique tenant compte des axes et profondeur de pénétration. Il en va de même pour l’esclavage sexuel et la torture, alors que « les rédacteurs de la Convention de Rome ont eu la volonté d’exclure le terrorisme » et qu’on néglige l’assassinat ! Se rattacher sur tous ces sujets à la notion d’atteinte à la dignité humaine est une solution, mais on déplace alors le problème : où se situe la dignité au sein des multiples sociétés du monde ? Et c’est bien là que le bât blesse : les ténors sont occidentaux ; les juges, quelle que soit leur origine, sont « rattachés à des pensées qui proviennent de l’Occident où bien souvent ils ont été formés » ; les références sont puisées auprès de la Cour européenne des droits de l’homme et les procédures se résument finalement à un compromis entre les méthodes en honneur dans les pays de common law et les traditions latines de droit écrit.
Déjà à Nuremberg s’est exercée « une justice de vainqueurs sur les vaincus » (Badinter). On croirait à La Haye que toutes les atrocités du monde furent serbes, en négligeant sur ce théâtre « les Croates, les musulmans et même les pilotes de l’Otan » (Cassese). On a enfin, à lire ces pages, l’impression de deux cheminements parallèles où des hommes de loi, certes sincères et soucieux d’impartialité, réfléchissant sur dossier et baignant dans un isolement marqué par « un langage, des rites, des dogmes et un clergé » disposent du sort de responsables, dont certains furent assurément de franches crapules, mais qui ont été confrontés à de dures réalités, et ont mis la main à la pâte sans avoir le goût ni le temps de consulter la liste des interdictions.
On peut difficilement critiquer une entreprise visant à punir des crimes odieux sans se laisser arrêter par des frontières ou d’hypocrites protections. Mais tant d’à peu près rendent sensible au point de vue de Tzvetan Todorov : la défaite politique (ou militaire) « doit-elle se doubler d’une culpabilité légale ? ». Ne peut-on être perplexe devant la prétention d’« éduquer le public et de lui enseigner le bien ? ».
Cet ouvrage collectif, auquel ont collaboré une vingtaine d’intervenants, qui est fait d’articles, d’exposés et de discussions en table ronde se garde de plonger dans la propagande. On y déclare que la construction « pas à pas » de la justice universelle ne va pas « sans ambiguïtés ni contradictions », on y décrit le bricolage d’une « légalité diluée » faite de « morceaux de procédures rationnelles et de bribes de notions du bien ». Tout cela n’est vraiment pas de nature à susciter l’enthousiasme ni même la simple conviction du citoyen moyen. ♦