Le monde et le destin des Africains. Les enjeux mondiaux de puissance
Historien et politologue togolais, connu pour ses analyses dérangeantes, Atsutsé Agbobli livre le premier tome d’une trilogie intitulée Le monde et le destin des Africains. Logiquement, comme il s’agit d’une fresque historique et politique, l’auteur consacre son premier volume à la notion de puissance (tome II : La crise de la conscience africaine ; tome III : La démocratie contre l’Afrique). Ancien ministre, mais aussi homme de terrain, doté d’une vaste culture qui lui permet de plonger dans le « temps long » et de recomposer le puzzle international, Atsutsé Agbobli a le grand mérite de proposer une thèse originale et féconde, car ouverte sur l’avenir.
Après être parti des bouleversements démographiques depuis la fin de la guerre, aussi bien au Nord qu’au Sud, l’auteur décrit les phénomènes renouvelés de la violence armée, véritable moteur des relations internationales et prouve à souhait combien la force militaire des États reste un facteur déterminant de la puissance. Les deux guerres mondiales (dont la première a pu être appelée une guerre civile européenne) ont débouché sur des ordres mondiaux fragiles, artificiels et dangereux, mais toujours au profit de la « Communauté des peuples de souche européenne ». Même s’il rappelle que le monde occidental est de plus en plus divisé (et encore l’auteur ne connaissait-il pas les ravages politiques du conflit américano-irakien de 2003), Atsutsé Agbobli constate que l’Afrique est un « espace stratégique sans défense ». Certes, les grandes puissances en ont bénéficié et certaines peuvent aujourd’hui profiter de la multiplication des guerres civiles ou régionalisées, mais les Africains s’en sont largement contentés, l’auteur dénonçant cette culture de la dépendance et la responsabilité des élites noires (on attend donc avec intérêt son prochain volume).
Après les hommes et la guerre, l’auteur consacre son troisième chapitre à l’économie ou plutôt aux rivalités économiques. Défendant une thèse originale, il axe sa réflexion sur un constat : la modernisation passe par l’industrialisation, véritable porte du développement africain, compte tenu des vastes richesses du continent. Porte que les pays du Nord n’ont jamais voulu entrouvrir (Afrique du Sud exceptée, mais à quel prix humain !), sans parler du fait que les États-Unis n’ont accepté l’idée d’une règle du jeu mondiale contraignante que tardivement (l’échec de l’Organisation internationale du commerce, définitif en 1951, est utilement rappelé).
Pour nous autres de la « vieille Europe », le quatrième chapitre est particulièrement stimulant, puisqu’il s’agit de « la bataille de la culture ». Rappelant les valeurs « morales et combattives » qui avaient permis l’essor de la civilisation occidentale et sa marche décisive vers la modernité, Atsutsé Agbobli affirme avec vigueur qu’on bâtit sur du sable faute d’un État solide, les contempteurs idéologiques de l’État cherchant à créer des inégalités sociales à leur plus grand profit mercantile. Il démontre aussi que la démocratie n’est pas le passage obligé du développement économique : ceux qui poussent l’Afrique à une « démocratisation accélérée » souhaitent surtout libérer les forces de la désintégration, voire de la balkanisation. Évidemment, le dernier chapitre est consacré aux États-Unis aussi bien dans l’histoire que depuis les bouleversements internationaux : sont décrites leurs considérables responsabilités (violation du droit international, nationalisme arrogant...). À juste titre, Atsutsé Agbobli insiste sur les ambitions continentales de Washington, l’Amérique latine devenant un facteur central de la superpuissance américaine.
Doté d’une bibliographie nourrie et diverse (nombreuses sources anglo-saxonnes), le premier tome de ce triptyque frappe par l’ampleur de la réflexion (on eût aimé des sous-titres) et l’acuité des démonstrations. Lecture roborative, d’autant plus que le point de vue n’a rien de « politiquement correct » (il n’y aurait plus d’État, les frontières n’existeraient plus, la mondialisation serait la panacée, la démocratisation devrait être imposée, etc.). Cet essai présente surtout l’avantage d’être africain — et, sans doute, passionnément africain. ♦