Opération Lys d'Or
Pendant la phase de conquête de l’Asie du Sud-Est, l’armée japonaise a amassé un trésor de guerre colossal (métaux précieux, œuvres d’art, bouddhas d’or, porcelaine céladon, bijoux, liquidités…). Ce butin provenait essentiellement de Chine, de Corée, de Birmanie, de Thaïlande et d’Indonésie. Pour gérer ce flot extraordinaire de richesse, l’empereur Hiro-Hito et ses conseillers fondèrent le « Lys d’Or », une organisation d’experts financiers, de comptables et d’agents maritimes chargée de coordonner l’ensemble des unités de services spéciaux engagées dans cette gigantesque affaire financière. Parmi ces formations, les auteurs nous décrivent les kempeitai, dont la sordide besogne a consisté à faire sauter les coffres des banques des pays occupés, dépouillant les riches familles et certains commerçants de leurs bas de laine et de leurs possessions en or, rubis, saphirs, diamants et antiquités. L’objectif du Lys d’Or était de se servir de ce prodigieux butin pour reconstituer les finances de l’empire du Soleil-Levant, mises à mal par la démesure des aventures militaires. Au plus fort de l’engagement de l’armée nippone, les forces armées japonaises sont ainsi passées de 250 000 hommes en juillet 1937 à plus de 2 millions en décembre 1941 au moment de l’attaque contre la base américaine de Pearl Harbor.
Pendant la guerre du Pacifique contre les États-Unis, une grande partie du trésor de guerre fut dissimulée aux Philippines dans des tunnels creusés par des millions de prisonniers, essentiellement coréens, dans l’île de Luçon (où se trouve la capitale Manille) et à Corregidor (au large de la baie de Manille). Une autre partie fut expédiée au Japon au moyen de bâtiments camouflés en navires-hôpitaux. Au moment de la défaite de l’empire du Soleil-Levant en août 1945, le sous-sol des Philippines recelait ainsi un fabuleux trésor de guerre dont une part s’était transformée en argent liquide dans des comptes en banque d’organismes financiers situés en Suisse et aux États-Unis. Pour récupérer cette énorme richesse, une collision d’intérêts s’est alors organisée entre les gouvernements américain, japonais et philippin. Cette connivence occulte a non seulement impliqué des dirigeants politiques au plus haut niveau, les services secrets américains et des sociétés bancaires, mais aussi des membres de la pègre chinoise (triades) et japonaise (yakusa), ainsi que des seigneurs de la drogue qui ont été mêlés, avec des politiques, dans des nébuleuses affaires d’échanges d’opium et de lingots d’or. Ce sont les formes et les conséquences de cette complicité obscure que nous décrivent les journalistes d’investigation américains Sterling et Peggy Seagrave dans un livre-événement qui est le fruit de vingt années d’enquête minutieuse.
Selon les auteurs, l’argent du trésor de guerre japonais a été utilisé par les États-Unis pour financer les opérations de lutte contre le communisme pendant la guerre froide, à corrompre des chefs d’État et des militaires étrangers, ainsi qu’à acheter des votes en faveur des partis politiques anticommunistes en Amérique latine et en Asie. Quel que soit le degré de véracité de ces faits, une chose est sûre : une part du butin a bien été distribuée à la CIA. Au Japon, placé sous administration américaine après sa défaite militaire en 1945, le butin a servi à créer et à alimenter les fonds du PLD (Parti libéral démocrate) qui, avec le soutien de Washington, est resté au pouvoir pendant plusieurs décennies.
C’est certainement Ferdinand Marcos qui a été le plus concerné dans les affaires de corruption engendrées par les opérations du Lys d’Or. Dès sa prise de fonction à Manille en 1965, le président des Philippines a œuvré pendant deux décennies pour s’approprier les parts non récupérées du pactole qui étaient restées enfouies dans les souterrains de l’archipel. Pour mener cette chasse au trésor qui lui aurait finalement rapporté plusieurs milliards de dollars, le dictateur philippin a entretenu des contacts avec la CIA, la mafia japonaise, les services de renseignement japonais, les yakusa, les truands des bas-fonds philippins et les parrains du crime organisé afin de blanchir l’argent sale dans les banques des paradis fiscaux. D’après les auteurs, ces opérations ont été effectuées avec l’aval des États-Unis qui voyaient en Marcos un atout de taille dans leur lutte contre l’expansion du communisme en Asie du Sud-Est. Mais quand le président philippin est devenu trop encombrant, Washington a alors lâché son protégé à l’occasion des émeutes à Manille en février 1986. Marcos fut ainsi évacué par les Américains de son palais présidentiel assiégé par les manifestants déchaînés. Le sauvetage en hélicoptère du dictateur renversé aurait été négocié en échange d’une partie significative du butin récupéré par l’ancien maître des Philippines. « Mis aux arrêts » à Hawaï par le président Reagan, Marcos devait y mourir quelques années plus tard, léguant à sa riche épouse Imelda, d’un côté une partie de sa fortune restée dissimulée aux Philippines, de l’autre de nombreux mystères non élucidés et en rapport avec certaines opérations financées par le nébuleux magot nippon. D’ailleurs, les procès intentés aujourd’hui à de grandes banques (Citibank, UBS, Chase Manhattan, Bank of America, Hongkong & Shanghai Banking Corporation) et aux héritiers de Ferdinand Marcos sur l’origine de leur colossale fortune prouvent bien que le récit captivant des deux journalistes américains ne relève pas d’un scénario de roman d’espionnage à l’imagination débordante, mais évoque en fait une page véridique de l’une des grandes controverses de l’histoire contemporaine. ♦