Correspondance - Formation des cadres et fusion des armes
L’article sur « Formation des cadres et fusion des Armes » que votre revue a bien voulu publier dans le numéro de juin dernier a provoqué deux réfutations de la thèse que j’ai soutenue : l’une par le colonel Maurin (« Formation des spécialistes et combinaison des armes ») dans le numéro d’octobre, et l’autre par le colonel Conze (« Défense des Armes ») dans le Bulletin d’Information de l’Artillerie et des FTA, du mois de septembre. Sans vouloir prolonger un débat qui pourrait lasser vos lecteurs, il me semble nécessaire d’apporter encore quelques précisions, après avoir noté que les objections faites se classent plutôt dans les difficultés que dans les inconvénients proprement dits. D’autre part, certaines erreurs de faits ont été commises.
Tout d’abord, répétons que dans la « fusion des armes » que j’ai proposée, il ne s’agit que des officiers d’active, ce qui, je crois, n’est pas seulement « une légère atténuation » par rapport à un système, qui n’a jamais été proposé, dans lequel tout le personnel, jusqu’aux hommes de troupe, serait interchangeable. Il s’agit uniquement d’avoir un seul corps d’officiers de l’Armée de terre. La comparaison avec la Marine, qui vient naturellement à l’esprit, suscite une objection qui n’est pas sans valeur : faiblesse numérique des effectifs, origine et formation quasi-commune (il y a tout de même trois origines d’officiers de Marine) sont des conditions favorables qui ne peuvent jouer pour l’Armée de terre. Mais le colonel Maurin semble avoir été mal renseigné quant à la tendance de la Marine à une différenciation entre ses officiers. Leur spécialisation très modérée ne dure pratiquement que jusqu’au grade de capitaine de corvette, soit environ de 25 à 35 ans ; il n’est donc pas question d’exercer cette spécialité « tout au long de la carrière ».
Quant au cadre spécial, il s’agit d’une création répondant à un tout autre ordre de préoccupations. Les officiers appelés à en faire partie ne sont pas sans analogie avec ceux qui jadis dans l’Armée de terre, dans l’artillerie en particulier, se spécialisaient dans les services techniques. La mesure envisagée par la Marine correspond à celle qui aurait consisté à dispenser ces officiers de l’obligation des temps de commandement. Il s’agit seulement d’une tendance à la séparation entre techniciens et utilisateurs, tendance logique à mon avis, qui dans l’Armée de terre est devenue une réalité, et est une conséquence, comme je l’avais écrit, de la complexité croissante des armements et des matériels en général. Mais complexité de conception ou de réalisation et complexité d’utilisation sont choses différentes.
Abordons les objections principales et tout d’abord la nécessité moderne de la spécialisation et les besoins de l’instruction.
Il est certain que la spécialisation accroît le plus souvent le rendement immédiat individuel et qu’elle facilite l’instruction ; il n’est pas sûr qu’elle corresponde toujours à un meilleur rendement moyen de l’ensemble, parce qu’en particulier elle tend à diminuer la souplesse. On peut spécialiser strictement les servants d’une pièce d’artillerie dans chacune des diverses fonctions : tireur, chargeur, pointeur, etc. ; on formera plus rapidement chacun d’eux, mais le rendement pratique sera-t-il bon alors qu’aucun remplacement réciproque ne sera possible ? Je n’exagère pas par cet exemple : les Américains ont résolu le problème de l’instruction accélérée en poussant à ce point la spécialisation et cela à juste raison, étant donné les conditions dans lesquelles le problème se posait pour eux.
La notion de spécialisation a donc un caractère relatif et non pas absolu, c’est-à-dire que, dans un organisme, la spécialisation des éléments constituants est plus ou moins poussée et que la spécialisation peut s’envisager suivant différents « clivages ». Dans l’année on a jusqu’ici, dans l’ensemble, spécialisé les cadres suivant les matériels servis et leur emploi sur le champ de bataille ; on s’est arrêté, en France, à quatre et récemment cinq armes. On a, en somme, spécialisé par la « technologie ». Mais pourquoi poser en principe que cet argument est le seul logique et que le degré jusqu’où on a poussé la spécialisation est le seul raisonnable ? Par exemple, abandonnant ce clivage ou, au contraire, interférant avec lui, on aurait pu envisager une spécialisation par fonction d’instructeur, de réparateur, d’utilisateur. On peut en effet avoir une connaissance parfaite d’un matériel et être un piètre instructeur ou un piètre utilisateur ; les plus grands savants ne sont pas toujours les meilleurs professeurs. N’est-ce pas un peu dans ce sens que les Américains ont compris la spécialisation, eux qui ne permettent guère à l’utilisateur de toucher au moteur de son camion ou de son char ?
La spécialisation, loi inexorable des grands organismes, et le colonel Comte cite la SNCF qui comprend des services différenciés : voie, traction, exploitation, etc. D’accord, de même qu’il y aura encore des subdivisions de l’Armée de terre ayant des missions différentes sur le champ de bataille et des moyens de les remplir variés en nature, en degré et en importance numérique, mais il n’y a pas, que je sache, plusieurs corps d’ingénieurs et obligation de rester jusqu’à la fin de sa carrière dans le même service.
Tout naturellement, en parlant de spécialisation, j’ai été amené à prononcer le nom de nos alliés, à qui on ne pourra pas reprocher d’en méconnaître la nécessité ; nous verrons, dans un instant ce qu’ils en pensent du point de vue qui nous intéresse. Nous verrons aussi avec eux que les conséquences de « l’esprit de bouton » ne se font pas sentir seulement dans l’Armée française ; ils paraissent bien inhérents à la nature humaine et par suite pas si faciles à éviter que le pense le colonel Maurin. L’existence de cet esprit dans les armées étrangères doit en convaincre ceux qui ne l’auraient pas été par la constatation de sa pérennité dans la nôtre.
Difficulté de gérer un trop nombreux personnel, dit-on encore. Comment fait donc la SNCF, déjà citée, dont le personnel ayant un rang comparable à celui d’officier, se chiffre par 30 000 à 40 000 ? Comment a fait l’armée américaine qui a compté 900 000 officiers ?
Enfin, le colonel Conze affirme qu’aucune armée étrangère n’a une organisation analogue à celle proposée. Tournons-nous encore vers nos amis américains ; que dit la récente loi sur l’avancement (Promotion Bill) ? Afin d’obtenir la souplesse nécessaire, les officiers seront à l’avenir nommés, sans spécification d’arme ou de service, « officiers de l’Air » ou « officiers de l’Armée » (sauf, et exclusivement, les médecins, dentistes, vétérinaires et aumôniers) et leur affectation aux diverses « branches » de l’armée sera faite par le Secrétaire de la Guerre en tenant compte de leurs aptitudes et des besoins du service. Celui-ci a autorité pour ajuster l’importance numérique des armes et services, de temps en temps, lorsque les circonstances le rendent nécessaire. Le Congrès fixant l’effectif global des officiers, le Secrétaire à la guerre, pour procéder à cet ajustement, est donc obligé de procéder par mutations massives.
Enfin, il n’y a qu’une liste d’avancement unique pour tous les officiers de l’armée de terre et ce système est estimé nécessaire pour éviter les vieilles jalousies entre armes, qui existaient avant la première guerre mondiale.
« L’adjudant général » est chargé de l’administration de tout ce personnel.
Ainsi donc l’armée de terre américaine ne comprend qu’un seul corps d’officiers et ce système me paraît se rapprocher beaucoup de celui que j’ai proposé.
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Que ce système ait des inconvénients et que son application présente des difficultés, cela est normal ; mais je crois que les avantages dépassent les inconvénients, que les difficultés ne sont pas insurmontables et que les uns et les autres sont surtout justiciables des modalités d’application, celle-ci ne devant se faire que progressivement avec des mesures transitoires, sauvegardant au mieux de légitimes intérêts particuliers.
Comme l’a fort justement indiqué le Colonel Conze, l’organisation de l’armée, ensemble vivant, a évolué par adaptations successives au gré des circonstances et des conditions internes et externes. C’est justement le caractère de cette évolution qui conduit à se demander s’il n’y a pas de redressement à lui apporter, si tel système, valable à une époque et dans certaines conditions, est encore justifié ou s’il n’a pas été conservé suivant la loi universelle de l’inertie. Le jardinier ne laisse pas l’arbre fruitier pousser comme il lui plaît ; périodiquement il l’examine, élague des branches inutiles ou mortes, en redresse d’autres.
Il s’agissait en dernière analyse de poser la question dans un certain domaine. Le pour et le contre ont été présentés et, comme écrivait le général Favé (Étude sur le Passé et l’Avenir de l’artillerie) : « Toutes les fois qu’une idée nouvelle [bien qu’on puisse reprocher à cette idée de ne pas être entièrement nouvelle] surgit, elle amène avec elle de nouveaux avantages et de nouveaux inconvénients. L’œuvre du génie est d’établir la balance et de voir de quel côté le plateau incline ». ♦