L'auteur s'interroge sur les responsabilités des intellectuels allemands dans la montée du nazisme en Allemagne ainsi que sur l'influence de Nietzsche et de Wagner.
Les responsabilités des intellectuels allemands
Dans la Revue de Défense nationale de décembre 1946, M. A. de La Pradelle, traitant du Jugement de Nuremberg, en examine les considérants avec une très grande hauteur de vues. Le juge avait devant lui trois incriminations distinctes : crimes contre la paix, crimes de guerre, crimes contre l’humanité. Cette dernière incrimination est, suivant M. de La Pradelle, d’une importance extrême. Elle signifie que le tribunal de Nuremberg est devenu autre chose qu’un groupement de Conseils enfermé dans le traditionnel jugement des crimes de guerre. C’est la défense de l’humanité tout entière qui s’est inscrite dans ce procès de « l’inhumaine Allemagne ». « Un avertissement, solennel devait être donné aux fauteurs de guerre », ainsi qu’aux généraux et amiraux qui ont violé le droit international par application de la guerre totale. Et M. de La Pradelle conclut : « Au-dessus des lois des États, il y a la loi naturelle du monde… Et cette loi, conçue peu à peu dans la conscience humaine, se dégage par l’intervention des forces qui mènent le bon combat, luttent pour les grands principes. C’est un de ces combats qui a été livré et gagné par Nuremberg. »
Cet appel à la loi naturelle et à la conscience humaine devait être lancé en Allemagne, et particulièrement dans la ville de Nuremberg qui vit les fêtes triomphales du nazisme. A-t-il été entendu par les Allemands, pouvait-il l’être, le sera-t-il ? C’est la question qui se pose, tant la loi naturelle a été refoulée et la conscience humaine obscurcie au-delà du Rhin, depuis des générations. Non seulement les gouvernements, mais les esprits directeurs de la culture allemande, les philosophes, les juristes, les historiens ont leur part de responsabilité dans les crimes nazis. Et c’est là ce qui rend le problème allemand si redoutable. On peut punir les criminels de la guerre de 1939-1944 : il est plus difficile d’agir sur les éducateurs de l’Allemagne nazie : ils sont trop. Et d’ailleurs leurs enseignements, qui s’étendent sur de longues années, ont pénétré profondément. Pendant l’occupation des quatre grandes puissances, les conseils, les avis de maîtres bien choisis dans les écoles et les universités pourront éliminer certains principes qui s’accusent par leur violence ; ils ne détruiront pas le poison qui, depuis plus d’un siècle, s’est sourdement glissé dans les cœurs et dans les esprits.
J’ai exposé dans un ouvrage publié récemment : De la Révolution française à la Révolution hitlérienne, quels éléments le nazisme trouva dans les doctrines allemandes qui s’opposent à l’Habeas Corpus anglais, à la Déclaration d’indépendance américaine, à notre Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Ils sont innombrables les défis portés en Allemagne à l’idée de loi naturelle et de justice internationale. L’action d’un Treitschke et d’un Bernhardi, parmi les historiens, d’un Laband, d’un Jellinek et d’un Jhering, parmi les juristes, n’est que trop évidente. Et nous ne devons pas oublier que toute l’élite intellectuelle allemande, ou peu s’en faut, signa en 1914 le manifeste proclamant la loyauté d’un gouvernement qui ordonnait l’invasion de la Belgique et d’une armée qui commençait la guerre par les massacres de Dinant. Et ce furent des écrivains comme Spengler, Moeller van den Bruck et Ernst Jünger qui, sous la République de Weimar, répandirent la pensée nationale-socialiste, avant qu’elle ait pris forme éducative avec Ley et Baldur von Schirach ou tendance monstrueusement raciste avec Rosenberg. On dira que Spengler, Moeller van den Bruck et Ernst Jünger n’ont pas été enrôlés dans le nazisme ; ils n’en ont pas moins fortement contribué à sa progression : ils ont inspiré non seulement Baldur von Schirach, chef de la jeunesse allemande, et Rosenberg, apôtre de l’onanisme, mais aussi les propagandistes Ley, Streicher, Fritzche et tous les gauleiters ou gouverneurs des « pays » allemands. Ley s’est suicidé dans sa prison ; Streicher, Schirach, Rosenberg ont été justement condamnés. Mais Ernst Jünger, aujourd’hui encore, continue à écrire. L’auteur des Orages d’acier et de La guerre notre Mère s’est permis de publier clandestinement des livres de « Paix », où il exprime ses volontés et marque à l’Allemagne sa place dans l’union des peuples. Et les doctrines des Laband et Jhering, on peut en être sûr, pénètrent encore les enseignements des juristes allemands.
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