Historiquement correct, pour en finir avec le passé unique
« Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée, c’est d’avoir une pensée toute faite », écrivait Péguy. De nombreux auteurs se sont attachés à débusquer puis à démonter les mécanismes de ces poncifs. Parmi ceux-ci les noms de Flaubert, de Léon Bloy ou, plus récemment, de Jacques Ellul, dans son Exégèse des nouveaux lieux communs, doivent être cités. C’est dans cette lignée que l’ouvrage de Jean Sévillia s’inscrit, concernant les idées reçues sur l’histoire.
Cependant, on peut se demander pourquoi rendre compte d’un tel ouvrage dans les colonnes d’une revue consacrée à la défense nationale. La réponse est des plus simples. La défense, au-delà des aspects militaires, est conçue dans sa globalité. Or le passé d’un peuple, d’une nation, en est également bien souvent le ciment. Aussi, la manière dont on présente l’Histoire n’est-elle pas aussi indifférente pour qui s’occupe de défense nationale : c’est le lien social qui est en jeu lorsque l’historien, par des vues partisanes ou scientifiquement contestables (parfois les deux en même temps), met l’accent sur tel événement, occulte tel autre, omet de replacer dans son contexte certaines réactions qui nous paraissent incompréhensibles, voire scandaleuses.
Les lieux communs, relève Jacques Ellul, sont avant tout destinés à l’autojustification. La lecture de l’ouvrage de Jean Sévillia confirme cette approche. C’est ainsi que, par une vision manichéenne de certains événements ou états de la société, des groupes entiers sont lavés de tout opprobre tandis que les autres sont mis au pilori. Le politiquement correct est manichéen, car il passe outre la complexité de l’histoire, pour tout réduire à un affrontement binaire entre un Bien et un Mal. « Dès lors, l’histoire constitue un champ d’exorcisme permanent : plus les forces obscures du passé sont anathématisées, plus il faut se justifier de n’entretenir avec elles aucune solidarité ». Mais la cible de cette manipulation intellectuelle, ce ne sont pas ces maux, c’est nous.
Appliqué à l’histoire, explique Jean Sévillia, le politiquement correct s’appelle l’historiquement correct. Cela consiste à « instrumentaliser » l’histoire en fonction de cadres éthiques contemporains. « L’historien part des faits : démêlant les causes des conséquences, sa démarche est chronologique. Le politiquement correct, quand il puise dans l’histoire, n’a que faire de cette méthode. Au gré des slogans, il joue des époques et des lieux, ressuscitant un phénomène disparu ou projetant dans les siècles antérieurs une réalité contemporaine (…). Ce n’est pas le monde de la science, mais de la conscience ; ce n’est pas le règne de la rigueur, mais de la clameur ; ce n’est pas la victoire de la critique, mais de la dialectique ».
L’auteur se livre donc, à partir de propos tenus par des journalistes ou des hommes politiques contemporains, ainsi que de livres scolaires, à l’analyse de cet historiquement correct, de ses sources. Il tente ensuite de rétablir la vérité. Il prend parti et ne s’en cache pas.
Il revisite ainsi le Moyen-Âge et la féodalité, les Croisades et l’Inquisition, les guerres de religions, l’Ancien Régime, les Lumières, l’esclavage, la Révolution, la Commune de 1870, l’affaire Dreyfus, la Seconde Guerre mondiale et la décolonisation et la guerre d’Algérie. Au terme de son étude, qui présente le double intérêt d’un travail d’historien et de journaliste, le passé, notre passé, apparaît « gris, sale », selon les termes de François Mitterrand (à propos de la rafle du Vél’ d’hiv) ; mais quelle qu’en soit la couleur, c’est notre passé. Jean Sévillia met ainsi en lumière les paradoxes d’un discours unique, réducteur.
Ne nous méprenons pas sur ses conclusions. Il ne s’agit nullement d’adopter une vision idyllique de chacune de ces périodes de notre histoire, mais bien plutôt de les appréhender dans leur globalité, leur complexité et leur contexte. Il s’agit donc d’opposer au lieu commun historique la science de l’Histoire, qui ne vaut que par sa méthode.
Finalement, l’auteur dénonce, à travers cette utilisation de l’histoire pour dénigrer le passé, un phénomène particulier dont les manifestations sont la haine de soi, qui se matérialise par de contestables séries de repentances et demandes de pardon, et la perte des valeurs communes. L’Occidental est mal à l’aise face à son passé. Tant qu’il ne sera pas capable de le regarder en face, rien ne sera possible. Le devoir de mémoire, maintenant en éveil de vieux conflits, est source de division. Le devoir d’oubli devrait tout autant être mis en avant (mais l’imprescriptibilité des crimes contre l’humanité est-elle compatible avec ce devoir ?).
Et Jean Sévillia de poser en conclusion la question qui nous taraude tous : « Si l’on ne croit plus en la France, alors que nos générations sont philosophiquement divisées, comment leur donner conscience d’une destinée commune ? » ♦