L'Europe globalisée : la fin des illusion
Dès la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide, l’Europe aurait pu relever deux défis. Un défi civilisationnel : celui de la sauvegarde de sa civilisation ou de la survie de ses valeurs séculaires et de l’identité des peuples qui la constituent. Un défi géostratégique : la préservation de sa place dans le contexte de l’après guerre froide, autrement dit, celui de la défense.
Dans le domaine civilisationnel, l’Europe semble régresser peu à peu vers une sorte de Mc World. Dans le domaine stratégique, l’Europe reste un nain, miné par les incertitudes et les contradictions des partenaires en présence. L’objectif de cet ouvrage est de présenter des perceptions diverses de l’évolution dans ses modalités actuelles, face au défi géostratégique qu’elle doit relever, et de discerner la position de l’Europe face au défi civilisationnel auquel elle est confrontée actuellement.
L’effondrement du communisme laissait présager l’avènement d’un monde multipolaire dans lequel les énergies naguère déployées pour combattre les ennemis de la guerre froide seraient orientées de manière bénéfique pour reconstruire le tissu social et économique.
Le premier défi que l’Europe ait à affronter est celui de la globalisation dans sa version ultralibérale actuelle, qui se fonde en grande partie sur des caractéristiques de la société américaine, mais qui avant tout concrétise au niveau planétaire la victoire du capitalisme sans entraves et sans limites. L’apparition d’un vaste mouvement de protestation citoyen à Seattle dénonce non pas le processus de globalisation en tant que tel, mais l’idéologie qui gère ce processus. Le mouvement citoyen cherche à redonner au capitalisme un visage humain. À défaut d’une nécessaire rectification et de l’imposition de garde-fous autour de la logique de profit, c’est l’existence même du capitalisme qui sera remise en cause. « Le capitalisme de marché est le moteur de croissance économique et de hausse générale du niveau de vie » déclarait en 1998 Henry Kissinger.
La globalisation ne nécessite pas une gestion ultralibérale. Cette dernière ne représente qu’une méthode parmi d’autres possibles. Le bon sens et la modestie de l’être humain devant la Nature ont été remplacés par une arrogance imbécile et meurtrière, qui vise à faire table rase de tout ce qui est encore beau et à le remplacer par des ersatz de toutes sortes au nom de la modernité et de la transparence.
Le mode de gestion ultralibéral de la globalisation semble avoir donné lieu à deux phénomènes : un phénomène de paupérisation des masses à l’échelle planétaire et un phénomène de marchandisation de tous les domaines et de tous les aspects de la vie humaine (alimentation, procréation, culture). Progressivement semble se mettre en place un système oligarchique et corporatiste, qui veut et qui doit créer l’illusion de la démocratie et de la participation citoyenne, mais qui se fonde essentiellement sur l’exclusion, s’impose au détriment des peuples, des cultures et de l’individu ; en premier lieu aux dépens de la souveraineté nationale, véritable obstacle à la mise en place d’un vaste marché sans frontières et à la logique de la maximisation des profits.
Les apologistes de Mc World se disent antiracistes et préconisent l’avènement d’une société multiethnique, alors que le modèle qu’ils s’imposent en pratique est actuellement celui de la communautarisation de type anglo-saxon, avec pour effet la formation de ghettos au sein des villes.
Au-delà des contradictions apparentes, une certaine cohérence se dégage du « modèle globaliste civilisationnel », basé sur la marchandisation de l’humain. Dans Mc World, l’homme réduit à un simple matériau, n’a d’utilité que parce qu’il peut générer des profits. Privé de ses repères, forcé d’endurer à longueur de journée l’agression publicitaire dans son environnement visuel et sonore, sa liberté se réduit à pouvoir choisir entre deux produits de consommation.
Les économistes parlent de globalisation pour signifier que l’ensemble des activités humaines tendent à être soumises au seul flux des marchandises. La globalisation sera-t-elle faite pour l’homme ou, au contraire, travaillera-t-elle contre lui ? La globalisation serait-elle une logique marchande qui sapera tout ce qui a permis d’humaniser progressivement l’homme ?
La mondialisation en cours : une régression sociale
La régression sociale est liée au développement et de la flexibilité et de la précarité. Elle engendre la casse des identités professionnelles et des cultures de métiers. Pour la première fois, nous vivons un capitalisme pur, alors qu’il fut toujours obligé de transiger avec des traditions nationales, des rapports de force.
Le XXe siècle a connu deux grandes conceptions de l’homme au travail et de l’entreprise. Le taylorisme a donné son nom à ce système de travail parcellaire ou « travail à la chaîne ». On pourrait résumer cette période par la formule « travaille et tais-toi ! ». La conséquence fut la grande crise de 1929. Le Fordisme apparaît, ainsi, comme la réponse du système à cette sous-consommation. L’idée d’Henni Ford est d’augmenter les salaires, et, au besoin, de négocier avec les syndicats ; bref, d’inventer un nouveau rapport social dans l’entreprise. Le fordisme se résume cependant souvent à la formule « travaille, tais-toi et consomme ! ». Ce modèle social à l’origine des trente glorieuses est entré en crise en 1970.
L’heure n’est plus désormais aux grands bataillons d’ouvriers, mais au réseau souple, au gouvernement par les actionnaires, bref à l’entreprise nouvelle. Certains l’ont qualifiée de Mc Donalisation. Elle signifie que l’entreprise entend déplacer les frontières entre ce qui était considéré légitimement de son ressort et le reste qui lui échappait complètement. Le patron traditionnel exigeait que le salarié travaille convenablement et lui obéisse. Le manager attend que son équipier travaille lui aussi bien, mais en plus d’aimer cela. L’entreprise Mc Donalisation veut donc ajouter la domination des esprits à l’exploitation.
La mondialisation en cours : une régression politique
La régression politique est visible dans la dépréciation du pouvoir des États-Nations, face à la puissance des grandes transnationales et de certains clubs regroupant les élites. Le cadre national étatique reste cependant le principal lieu d’expression démocratique.
La mondialisation en cours : une régression culturelle
Toute culture est fondée sur une série de valeurs, de repères, d’interdits, de non dits. Elle se forge à travers des systèmes de grandes oppositions-distinctions structurelles. Le nouveau capitalisme se moque de toutes ces distinctions ; il ne veut connaître ni homme, ni femme, ni adulte ni enfant, ni Breton ni Corse, mais seulement des êtres interchangeables voués à la seule production et à la consommation.
La mondialisation en cours : une régression psychique
La régression psychique est visible dans la métamorphose du fonctionnement psychique de l’argent, autrefois censé rappeler que tout n’est pas possible, aujourd’hui que tout serait possible.
Elle est également visible dans l’invasion de la publicité. Là où les générations précédentes arboraient souvent des insignes religieux ou politiques, les enfants portent des marques. Cette évolution signifie que l’individu s’identifie d’abord à une marque donc au marché.
Une société ne peut vivre pourtant en faisant de la consommation son pivot central car cette dernière équivaut nécessairement à sa destruction : on commence à consommer des objets puis des humains (partenaires sexuels, salariés jetables…) avant de se consommer soit même (drogue, secte…). Ainsi, les sectes recyclent l’idée intolérable de mesurer l’humain. On ne gagnera donc contre les sectes qu’en réaffirmant nos valeurs, c’est-à-dire en rappelant que l’humanité ne se définit pas par rapport à sa biologie ou quoi que ce soit d’objectif : un humain ne se mesure d’aucune façon, il se respecte.
Cette mondialisation marchande se caractérise par une inversion du sacré et du profane. Nous profanons tout ce qui était considéré jusqu’alors comme sacré : le lien social, des valeurs comme l’égalité, la solidarité, la compassion, mais aussi le génome humain. On sacralise parallèlement le plus profane : le marché, l’argent, la technique, l’entreprise, des valeurs telles que la « gagne », la toute-puissance, la violence.
Proposition pour l’Europe contre l’ultralibéralisme
L’espoir est le refus des visions libérales de l’Europe car elles engendreraient, non pas un nouvel espace politique performant, mais simplement un marchepied vers la mondialisation marchande généralisée. Cette Europe serait une étape vers un système planétaire complètement Mc Donalisé.
Il faut refuser tout autant la position suicidaire de repli sur l’identité nationale, car elle conduirait à renforcer la mondialisation marchande. L’espace national est bien trop étroit pour mettre en œuvre les politiques communes. Les États-Nations forment encore, cependant, l’espace premier où se nouent les rapports de force politiques et sociaux et où se crée donc une véritable communauté citoyenne. Il ne pourra exister d’Europe sociale sans Europe citoyenne et inversement. L’Europe n’aurait donc pas intérêt à voir disparaître les identités nationales ou sociales. Leur crise ne pourrait que renforcer la xénophobie, le racisme et la logique marchande.
L’Europe n’a de sens que si elle place son économie au service d’une conception humaine de l’homme, de l’économie et de la société. Sa balkanisation par l’argent en ferait un espace financier et non une collectivité humaine.
L’Europe contre la déréglementation libérale
L’Europe subit avec la mondialisation marchande son lot de déréglementations juridiques et sociales génératrices de phénomènes aussi graves que le développement de nouvelles formes d’exploitation et de domination. Celles-ci font reculer les rivages de l’humanisme et du progrès social que ce soit sur le plan professionnel (chômage, précarité, management moderniste manipulateur, humiliation au travail…) ou culturel et social (violences urbaines, pédophilie, sectes et mafias).
La logique marchande ne conduit pas seulement à la déréglementation car elle reconnaît comme seule loi celle du marché, ce qui exclut progressivement comme hors la loi tout ce qui lui échappe. Il faut rompre avec cette logique de mal développement et d’irresponsabilité envers les générations futures en créant les conditions d’un développement durable. ♦