Dans la guerre
La guerre dans laquelle, comme le titre l’annonce, nous plonge Alice Ferney, c’est « la Grande », succession de tragédies inattendues. Premières batailles en pantalons rouges et découverte, pourtant annoncée, de la puissance du feu. Marche en retraite d’une foule de soldats ne pensant qu’à leurs pieds. Incroyable retournement « aux bords de Marne ». 1915 : front figé, deux armées se font face à quelques dizaines de mètres, enfouies dans la terre de France, sillon minuscule qui court de la mer du Nord à la Suisse. 1916 : Verdun, bataille infernale. 1917 : révolte des damnés, trop c’est trop. 1918 : armistice, pleurent les veuves.
Ce n’est pas de stratégie dont ce livre nous parle. Dans la guerre est un roman, et des plus attachants. « C’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature », écrivait André Gide. Le mot a eu une telle fortune qu’on ne lit désormais auteur qui n’ait de méchantes idées. Alice Ferney, pour notre bonheur, fait exception. Dans l’enfer de la guerre, elle nous emmène au paradis. Son héros est un saint : Jules, paysan landais, est de ces hommes qui parlent peu, écoutent, et apaisent en silence : « Jules, on peut tout lui dire ». Félicité, que Jules a quittée au premier jour de guerre, est une sainte, ou presque, et l’amour des deux époux est une perfection. Et le chien ! Prince est le troisième saint homme. De ce trio de béatitude, c’est le chien que l’auteur préfère. Elle nous fait voir les hommes avec les yeux du chien. Prince fidèle à Jules, Jules maître de Prince, c’est mal dire : entre ces deux-là, c’est amour aussi. Précisons encore que le paradis d’Alice Ferney est un vrai paradis. On y appelle un chat, un chat et Dieu, Dieu. On y prie et Jules, à la p. 88, vous récite l’imploration à la Vierge Marie.
Ce livre n’est pas, on l’a dit, un ouvrage de stratégie ; mais la femme qui l’a écrit parle de la guerre comme le ferait un vieux briscard. Elle en dit la vérité, tissée de contradictions. Son horreur, bien sûr, mais qui donne sens au reste. La peur, sans doute, mais aussi la peur de la peur, bon moyen de la conjurer. La naissance d’un homme nouveau, mais c’est le retour de l’homme originel : « Tuer ou être tué. Voilà donc déjà le cœur de la guerre ! ». L’ennemi certes, mais dans sa méchanceté nécessaire, « sauvage et barbare ». Les grands sentiments, mais encore la routine, trait le plus affreux de cette guerre-là, et la joie même, qui sourd comme la vie dans les interstices de la mort : « Quelque chose dans les hommes aime la guerre ». Par-dessus tout, l’épreuve de vérité : « Ici, on peut savoir avec certitude la qualité d’une âme ».
Alice Ferney parle bien des chiens, et de la guerre. Elle parle admirablement des femmes, ce qui est moins étonnant, mais l’est tout de même à notre époque. Dans la guerre de ce temps-là, les femmes n’étaient pas à l’honneur. Leurs mérites discrets étaient à l’opposé de ceux dont les hommes se parent. Ainsi, « Félicité serait tenue en dehors des perspectives distrayantes de la bravoure (…) Attendre, voilà tout ce que l’on demandait aux femmes ». Pour les hommes, c’est autre chose : « Vois comme la plupart sont heureux ! dit la vieille Julia. Ils craignent moins la mort que l’ennui ». Les femmes d’aujourd’hui, à ce qu’il semble, ont entendu Julia. Elles voudraient goûter à leur tour aux plaisirs de la guerre.
Actes Sud est un éditeur de bon goût. Il s’applique à faire de ses livres de beaux objets. Celui-ci a le format d’un livre de messe. Sur sa jaquette, le regard d’un chien, triste comme celui d’un ami trompé. ♦